Société de consolation
L'humoriste Pierre Légaré, qui avait conquis le grand public avec son humour intelligent, son esprit cinglant et ses questionnements existentiels, s'est éteint le 5 octobre 2021. Il avait publié en 2004 une chronique dans les pages de notre magazine. Pour lui rendre hommage, nous la publions de nouveau.
Quand je m’apprête à acheter, je retourne souvent là où j’habitais il y a un demi-million d’années, dans ce que j’appelle le village.
J’y vis en clan, je fabrique moi-même les outils et les armes essentiels à ma survie et, sauf quelques fruits et racines sauvages que je trouve parfois, je ne consomme que ce que j’ai moi-même fait pousser, abattu ou fabriqué.
Je prends soin de ce que j’ai, le répare, le fais durer tant que je peux, sachant le travail qu’exige son remplacement lorsqu’il est brisé ou trop usé. Un bien a pour moi un coût constant et je suis incapable de concevoir qu’en un seul jour il puisse perdre le quart de sa valeur uniquement parce qu’il a été fabriqué avant un autre, plus désirable parce que de l’année.
Mon univers est mon village et je ne peux non plus concevoir qu’un bien n’ait plus, en un seul jour, que le dixième de sa valeur parce que des gens venus d’ailleurs en exigent dix fois moins que moi quand ils en font le troc. Coût et valeur sont pour moi un seul mot. Je fais parfois du troc pour obtenir un bien que je convoite.
Je mesure son coût en travail, en péril et en privation. Avant de faire un troc, je rêve longuement, m’imagine avoir déjà ce bien, mime son utilisation. Je m’imagine aussi n’ayant plus l’outil, l’arme, le vêtement ou la nourriture que je devrai céder en échange. Mes pour et mes contre sont du même poids que ma survie.
Quand je quitte le village pour revenir à aujourd’hui, j’arrête souvent là où j’habitais il y a cinq mille ans, la cité. C’est un lieu plus grand où mon clan et les échanges exclusifs que nous avions sont maintenant remplacés par une masse anonyme qui privilégie, au contraire, les échanges avec des étrangers venus de l’extérieur pour offrir des biens inconnus, fascinants.
Un bien que je ne connaissais pas et que je ne peux fabriquer moi-même prend ici une nouvelle valeur qui ne se mesure plus par sa nécessité pour ma survie. Je veux désormais ce bien parce qu’il est nouveau, pour l’avoir, le montrer, le contempler, pour sentir que j’ai dépassé l’essentiel à la survie et que j’ai accédé au superflu pour le plaisir.
C’est une babiole et c’est essentiel que c’en soit une, car je la veux pour me venger de la privation, et ne pas avoir à justifier pourquoi je la veux. Aujourd’hui justement, je vais m’acheter une babiole, avec de l’argent qu’on m’a donné sans que je travaille, ce que j’appelle du fuck you money.
En fait, ce n’est pas de l’argent, mais son symbole, une carte de crédit, le crédit étant lui-même le symbole du fruit d’un travail pas encore effectué. On m’a donné ce symbole de symbole parce que j’avais acheté d’autres symboles, appelés titres, d’une société anonyme se consacrant à une activité susceptible de les rendre éventuellement plus alléchants pour d’autres acheteurs dans un quelconque avenir, ce qui m’a permis de les troquer avec profit et d’en obtenir mon fuck you money de plastique.
Je me rappelle, dans le village, avoir déjà cédé à un voisin, même si je grelottais à l’approche de l’hiver, la chaude peau d’un ours que je venais de tuer au péril de ma vie. Il disait avoir des petites graines qui deviendraient des courges lorsqu’il les sèmerait six mois plus tard, et prévoyait troquer le profit de leur vente pour une nouvelle lance dont il avait entendu parler par quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui affirmait l’avoir vue.
Il me remettrait, disait-il, cette lance dans un an pour que l’hiver prochain, me faisait-il miroiter, je puisse tuer deux ours plutôt qu’un, avant qu’elle ne brise. Le vent cruel me glaçait mais il avait un parfum inconnu. J’ai su, cinq cent mille ans plus tard, qu’il venait de la cité.
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Photo: Yves Barrière

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