Attention

Votre navigateur n'est plus à jour et il se peut que notre site ne s'affiche pas correctement sur celui-ci.

Pour une meilleure expérience web, nous vous invitons à mettre à jour votre navigateur.

La revanche de la fleur locale

Par Jean-François Gazaille
La revanche de la fleur locale Shutterstock.com

Quel cadeau offrirez-vous pour la fête des mères ? Comme beaucoup de Québécoises et de Québécois, vous ferez sans doute un détour chez un marchand de fleurs. Vous y constaterez que les bouquets conçus pour l’occasion se vendent à prix d’or — entre 35 $ et 130 $. Or, cette dépense ne se calcule pas seulement en espèces sonnantes et trébuchantes. Il faut y greffer une facture environnementale et sociale.

Depuis quelques années, les consommateurs commencent à s’intéresser à la provenance des bouquets qu’ils achètent chez leur marchand, mais une partie de la clientèle semble encore indifférente à ce sujet, nous fait remarquer Marianne Lebeau, propriétaire de Maison Montcalm Fleuriste, à Granby. « Et j’ai aussi des “flexitariens”, ajoute-t-elle en riant : ils veulent des roses, mais le reste du bouquet peut être de la fleur locale ! »

Un jardin mondialisé

En fait, c’est toute une industrie qui se cache derrière chaque gerbe de jonquilles, de pivoines ou de dahlias. La culture et la commercialisation des fleurs coupées, c’est un secteur qui pesait plus de 37 milliards $ US en 2024 et dont l’épicentre reste les Pays-Bas. Les Néerlandais produisent près de la moitié des fleurs vendues sur la planète et sont les maîtres incontestés de la tulipe. Mais, depuis la crise de l’énergie des années 1970, la production serricole s’est délocalisée en Amérique du Sud et en Afrique, de part et d’autre de la ligne équatoriale. Un double avantage : les heures d’ensoleillement sont les mêmes, jour après jour… et les salaires sont plus bas !

Avec près de 10 % des exportations mondiales, le Kenya et l’Éthiopie sont désormais les jardins de l’Europe. Premiers producteurs de roses et d’œillets, l’Équateur et la Colombie accaparent le quart du marché international, mais écoulent le gros de leurs marchandises en Amérique du Nord.

Le Canada est un joueur marginal dans cette industrie. En 2022, il a exporté pour 90 millions $ US de fleurs coupées, surtout vers les États-Unis. Mais il en a importé pour 141 millions $ US, surtout de la Colombie et de l’Équateur. Hors saison, le Canada reste donc un importateur net : 80 % des fleurs coupées vendues ici — comme aux États-Unis — ont poussé sous d’autres cieux.

Cependant, dès que la saison s’y prête, les fleuristes québécois s’approvisionnent en Ontario et en Colombie-Britannique, provinces auxquelles on doit environ 95 % des fleurs coupées du pays ― surtout des tulipes et des gerberas. La rose, une espèce capricieuse, ne compte plus que pour 1 % de la production nationale.

Fleurs voyageuses : une lourde empreinte écologique 

La plupart des bouquets offerts à la fête des Mères auront parcouru des milliers de kilomètres entre la récolte et la mise en vase. Selon l’International Council on Clean Transportation (ICTT), le transport de quatre milliards de roses de la Colombie vers les États-Unis dans les trois semaines précédant la Saint-Valentin génère quelque 360 000 tonnes de CO2, soit l’équivalent des émissions annuelles combinées de 78 000 voitures. C’est sans compter le transport en camions réfrigérés vers l’aéroport de Bogota et au départ de l’aéroport de Miami, ainsi que les correspondances vers le reste du continent, l’Asie et l’Europe. Toute une empreinte carbone pour un cadeau dont l’espérance de vie est d’au plus deux semaines…

À surface comparable, la floriculture à grande échelle nécessite plus de fertilisants que l’agriculture alimentaire. Et les fleurs ont soif : un seul bouton de rose requiert entre 7 litres et 13 litres d’eau pour éclore sous les serres kényanes, selon des chercheurs de l’Université de Twente, aux Pays-Bas.

L’usage des pesticides est, quant à lui, moins encadré que dans la culture des fruits et des légumes pour la consommation humaine. Pas étonnant que l’on trouve dans les fleurs coupées importées jusqu’à 20 % de pesticides interdits ou non encore testés en Amérique du Nord !

Des travailleurs exposés aux pesticides

Les conditions de travail de la main-d’œuvre sont à l’avenant. En Colombie, par exemple, la floriculture emploie quelque 130 000 personnes, dont les deux tiers sont des femmes. Leurs tâches ? Arroser, épandre des pesticides, tailler, retirer les épines et emballer des milliers de fleurs chaque jour, la plupart du temps sans équipement de protection. Six jours par semaine.

Et dans les semaines précédant la Saint-Valentin et la fête des Mères — qui valent la moitié du chiffre d’affaires de tout fleuriste —, la semaine de travail peut dépasser les 100 heures. Pendant tout ce temps, les travailleurs sont exposés à diverses substances chimiques toxiques, dont certaines sont à l’origine de malformations congénitales et de troubles neurologiques. Tout ça pour un salaire mensuel d’environ 300 $…

Une fois distribués aux quatre coins du Québec, roses, œillets, chrysanthèmes et autres fleurs sont ensuite manipulés — et humés — jour après jour par les fleuristes.

Une étude publiée en 2016 par des chercheurs de l’Université de Liège a établi que, les mains protégées ou non par des gants de coton, les fleuristes belges manipulaient des roses, gerberas et chrysanthèmes « fortement contaminés » et qu’ils étaient exposés « à des quantités notablement élevées de nombreux résidus de pesticides dont les propriétés toxicologiques permettent de penser qu’ils pourraient engendrer à terme des effets négatifs sur la santé ».

En France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) amorcera ce printemps la toute première évaluation de l’exposition des fleuristes aux pesticides. Cette démarche fait suite à la reconnaissance par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides de l’impact du travail de la fleuriste Laure Marivain sur la santé de sa fille Emmy, décédée d’une leucémie à l’âge de 11 ans.

Des fleurs équitables… ou pas ?

Pour peu que vous vous souciiez des conditions de travail à l’étranger et de la santé de la planète en général, vous pouvez évidemment exiger des fleurs équitables. Elles seront certifiées par des organisations reconnues (Fairtrade, Flor Ecuador, Florverde, Rainforest Alliance, Veriflora), lesquelles sont censées garantir aux travailleurs de l’industrie floricole de meilleures conditions de travail, et restreindre le recours aux fertilisants et pesticides chimiques.

« Nous demandons à nos fournisseurs de nous livrer des roses affichant les certifications Fairtrade ou Ecocert, indique Marianne Lebeau. Mais elles coûtent un peu plus cher. »

Les marchands de fleurs ne partagent pas tous cette préoccupation, alors comment trouver qui le fait ? Il n’existe aucun répertoire de fleuristes équitables dûment accrédités. Et puis, la certification n’est pas une garantie, comme le démontre une analyse du cycle de vie des boutons de rose cultivés sur trois continents. Commandée par FairTrade Max Havelaar et un grand détaillant suisse, cette étude révèle que les roses du Kenya, certifiées équitables ou pas, ont un moindre impact environnemental que celles cultivées en Équateur et aux Pays-Bas… mais que leur culture exige plus d’eau!

Des bouquets issus de fermes florales locales

La ferme florale, un type d’exploitation horticole en plein essor au Québec depuis une décennie, détient peut-être une partie de la solution au problème.

Ce modèle est directement issu du slow flower, un mouvement qui a germé en Angleterre il y a une douzaine d’années, mais qui s’est rapidement enraciné aux États-Unis après la publication de The 50 Mile Bouquet, la bible de l’écofloriculture.

On compte plus de 6 000 fermes florales aux États-Unis. Au Québec, leur nombre est passé de 7 à plus de 80 entre 2017 et 2024, et elles sont présentes dans presque toutes les régions — jusqu’aux Îles-de-la-Madeleine ! Elles sont regroupées depuis peu au sein de l’Association des productrices et producteurs de fleurs coupées du Québec (APFCQ).

« Le modèle type de la ferme florale est celui d’une entreprise individuelle ou familiale, qui exploite une superficie modeste selon des méthodes agroenvironnementales et les principes de la permaculture », souligne Valérie Goulet, propriétaire de la ferme Picaflore, à Saint-Marc-sur-Richelieu.

« On va travailler le sol en surface, faire du vermicompostage, épandre des engrais verts », énumère-t-elle. La chasse aux indésirables est confiée à des prédateurs naturels et certaines fermes ont des canards coureurs qui gobent insectes, limaces et mauvaises herbes. D’autres utilisent des cochons : ça remplace le Roundup ! » La biodiversité est la règle et la monoculture, à proscrire : les fines herbes éloignent les insectes qui attaquent les plants à protéger, tandis que des « plantes sacrifices » (des capucines, par exemple) captent l’attention des parasites.

Une affaire de femmes

Et tout ça s’est construit à l’huile de bras… de femmes ! Les fermes florales sont, de fait, le créneau d’entrepreneures pour la plupart autodidactes qui doivent créer elles-mêmes les conditions propices à leur succès.

« Il n’y a pas de formation pointue au Québec, déplore Valérie Goulet. On peut obtenir un DEP en fleuristerie ou suivre un atelier d’agriculture sur petite surface, mais il n’y a rien qui englobe les deux. Les bons cours reconnus se donnent aux États-Unis. »

Propriétaire de Pensée Fleur, une ferme florale nichée au pied du mont Shefford, dans les Cantons-de-l’Est, Chantal Brasseur ne regrette pas d’avoir suivi un cours en démarrage d’entreprise ni d’avoir désormais accès à des ateliers en ligne et à l’expertise d’une agronome-conseil. Mais elle doit d’abord son succès à ses propres expériences. « J’ai appris à la dure, dit-elle. On peut faire le calcul des pertes au fur et à mesure qu’on voit des chevreuils manger les boutons de tulipe l’un après l’autre… »

Quant au soutien de l’État et des institutions financières, il était à l’époque inexistant pour un projet comme le sien. Le concept même de ferme florale leur était inconnu ! « Quand nous avons demandé notre numéro au Registraire des entreprises, il ne savait pas où nous classer », raconte Chantal Brasseur, qui s’est lancée dans l’aventure avec son conjoint.

« La situation s’est quelque peu améliorée depuis, précise, pour sa part, Sarah Beaupré Quenneville, responsable des communications à l’APFCQ. Nous avons établi des ponts avec le MAPAQ (ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec) et plusieurs entreprises arrivent à se prévaloir de l’un ou l’autre des programmes de soutien de la Financière agricole (Financière agricole du Québec-FADQ). »

Il n’en demeure pas moins que l’acquisition d’un modeste lopin à cultiver s’avère aussi un sérieux obstacle dans certaines régions, selon Valérie Goulet. En Montérégie, il est impossible de morceler, même à des fins agraires, les vastes terres verrouillées par la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ). « Je n’ai pas les moyens de verser 1 million $ pour un lot complet », explique la propriétaire de Picaflore. Heureusement, deux voisins lui ont prêté des parcelles de terrain qui suffisent pour l’instant à ses besoins.

Une croissance soutenue

Dans l’ensemble, les revenus des fermières-fleuristes sont encore modestes : le chiffre d’affaires moyen avoisine les 50 000 $. Mais le secteur est en pleine croissance.

« Ces deux dernières années, nos revenus ont augmenté de 40 % et nous avons maintenant une employée », mentionne Chantal Brasseur. Les 1000 mètres carrés occupés par ses quatre jardins et sa serre ne suffisent plus à la demande ; dès cet été, elle produira des pivoines sur 110 mètres carrés d’un terrain en friche loué dans un quartier industriel de Granby.

Un abonnement chez le fleuriste, pourquoi pas ?

Les fermières-fleuristes écoulent leurs bouquets de plusieurs manières. Certaines ont des kiosques à la ferme, mais la plupart proposent des abonnements saisonniers ou annuels. On trouve aussi désormais des fleurs dans les épiceries spécialisées, certains supermarchés et les marchés publics.

« Depuis six ans, je vends une grande partie de ma production au marché public de Granby. J’en vends également aux fleuristes, mais je ne peux pas répondre à toute la demande. Et le partenariat local est de mise, lance la propriétaire de Pensée Fleur, en évoquant son nouveau service de livraison, Pensée Fleur sur la route. Mon conjoint s’est équipé d’un camion réfrigéré pour livrer nos fleurs et celles d'autres fermes florales aux fleuristes de la Rive-Sud et de Montréal. »

Évidemment, aucun de ses bouquets n’est certifié : la floriculture bio et équitable au Québec ne fait encore l’objet d’aucun programme de certification reconnue. « Je ne peux pas dire que je suis bio, mais je suis collée sur le bio, sur le local, affirme-t-elle. Tout est traçable. J’utilise juste du terreau québécois, des semences d’ici, je n’épands aucun pesticide. » L’intégrité vaut tout autant qu’un logo vert, selon elle : « Si mon client me connaît, il va me faire confiance. »

Des dizaines de fleuristes, surtout à Montréal et à Québec, ont ajouté les fleurs locales à leurs offres printanières et estivales, tout en préservant leur fonds de commerce importé de l’étranger et des autres provinces canadiennes. « Les nouveaux fleuristes sont très intéressés, assure Valérie Goulet. C’est un partenariat qui marche. Ils sont fiers d’afficher nos bouquets sur Instagram. »

D’autres proposent des abonnements floraux, un peu à la manière des paniers de légumes biologiques. Il suffit de s’inscrire pour recevoir un bouquet de fleurs une ou deux fois par mois pendant la saison estivale, voire toute l’année. Les bouquets sont livrés à la porte ou dans des points de chute.

Certains fleuristes engagés dans la valorisation des produits locaux vont jusqu’à s’assurer de ne pas offrir à leur clientèle des fleurs locales et importées de la même variété. « On veut encourager nos floricultrices d’ici, insiste Marianne Lebeau, de Maison Montcalm Fleuriste. On ne va pas mettre en concurrence des dahlias cultivés chez nous avec des dahlias venus d’Ontario ou d’ailleurs ! »

À l’instar des aliments bios, le prix de la fleur locale est généralement plus élevé chez les détaillants. Enfin, l’idéal pour qui désire offrir ou s’offrir un bouquet de fleurs « cueillies ce matin » est sans conteste l’abonnement saisonnier et même, parfois, l’achat à l’unité à la ferme ou au marché public.

À lire aussi : Planter des fleurs pour sauver les pollinisateurs et Saint-Valentin : célébrer, même avec un budget serré

  Ajouter un commentaire

L'envoi de commentaires est un privilège réservé à nos abonnés.

Il n'y a pas de commentaires, soyez le premier à commenter.