Par Alain McKenna (journaliste) et Linda Gauthier (chargée de projets)
Les Québécois font la moitié de leurs achats en ligne sur Amazon, et un adulte québécois sur trois est abonné à Amazon Prime. Ce succès éblouissant ne vient pas sans sa part d’ombre. Selon notre enquête de satisfaction, si la variété des produits, la facilité des échanges et des remboursements et les délais de livraison sont salués, il reste que l’impact environnemental et social du cyberdétaillant fait sourciller.
Commode, pas cher, plutôt fiable : Amazon vous séduit? Vous n’êtes pas seul. Sa vaste sélection de produits et sa livraison rapide, souvent gratuite avec l’abonnement Prime, rendent le magasinage en ligne extrêmement facile. Son service après-vente est également salué de façon générale.
Un sondage mené en février dernier auprès de nos lecteurs renforce ces impressions : 71 % des 3 376 répondants affirment acheter au moins un article sur Amazon par année; 43 % y passent même plus de 5 commandes. Et parmi les personnes qui ont effectué au moins une transaction, près de 40 % sont abonnées à Prime.
On n’aurait pas imaginé ça il y a 30 ans. Amazon a commencé comme une modeste librairie en ligne en 1994, mais son ascension – ces 10 dernières années surtout – a été fulgurante. En 2018, Amazon captait près de 50 % des dépenses en ligne en Amérique du Nord, y compris au Québec, comme le rappelait l’enquête NETendances de l’Université Laval au printemps 2023.
Or cette domination en irrite certains : plus de 60 % de nos répondants se disent préoccupés par les répercussions possibles de leurs achats sur ce site. Des gouvernements le sont eux aussi. En juillet 2023, l’Espagne a condamné Amazon à payer une amende de 50 millions d’euros (73 millions de dollars) pour ses pratiques jugées anticoncurrentielles. Le géant de la vente en ligne aurait volontairement limité sur son site le nombre de revendeurs des produits d’Apple, coupable elle aussi d’avoir collaboré à ce stratagème.
Son empreinte environnementale n’est pas non plus des plus nettes. L’entreprise a déclaré en 2020 viser la neutralité carbone d’ici 2040 avec son initiative Climate Pledge. Pourtant, ses émissions polluantes auraient augmenté d’au moins 18 % entre 2021 et 2022, selon le syndicat international UNI Global Union. Réalisant que la carboneutralité serait plus difficile à atteindre que prévu, Amazon a aussi dû abandonner son projet d’électrifier tous ses camions d’ici 2030.
Alors, Amazon a séduit le Québec, mais à quel coût? Allège-t-il vraiment la pression sur votre portefeuille avec des articles à prix imbattables? Et est-il possible de le contourner pour privilégier l’achat local?
Le bazar Amazon
En 1994, un jeune entrepreneur de la région de Seattle nommé Jeff Bezos a repéré le potentiel énorme de la vente en ligne… de livres. C’est comme ça qu’Amazon.com est né. Surfant sur sa popularité initiale, le site a rapidement élargi ses horizons en proposant des CD, des DVD, des vêtements, et plus encore.
L’entreprise s’est aussi aventurée, en 2006, dans les technologies interentreprises avec Amazon Web Services (AWS). AWS est devenu depuis la plus importante source de revenus d’Amazon. Les états financiers du géant montrent que cela lui confère une marge de manœuvre accrue pour investir dans l’amélioration de sa plateforme de vente en ligne.
Et quelle plateforme! Amazon vend directement 12 millions d’articles en tout genre, allant des vêtements aux aliments et aux médicaments, en passant par les pièces automobiles. Le site accueille aussi des revendeurs dont le succès financier dépend souvent en majeure partie de leur présence sur Amazon. Selon la firme spécialisée Marketplace Pulse, ces derniers gonflent le catalogue du site d’Amazon à quelque 350 millions d’articles.
Autrement dit, Amazon vend de tout. C’est d’ailleurs ce qu’aiment le plus les clients québécois du géant, selon notre sondage. « Quand je sais que je peux acheter un produit près de chez moi, je le fais. Mais on ne trouve pas toujours ce qu’on cherche dans les commerces québécois », illustre Dominique Plouffe. Elle et son conjoint sont des clients occasionnels d’Amazon. Leur plus récent achat est un livre écrit par un auteur espagnol qui n’est pas vendu en librairie dans la région où ils habitent.
Une variété difficile à battre
La variété des produits offerts est résolument un atout d’Amazon. Ce critère obtient la plus haute note de satisfaction attribuée par nos répondants, à 8,5 sur 10 en moyenne. Les délais de livraison respectés et la facilité à retourner un produit ou à obtenir un remboursement sont deux autres critères presque aussi attrayants à leurs yeux.
Nos répondants sont aussi satisfaits de la facilité à naviguer sur le site web, du rapport qualité-prix et de la qualité des articles qu’ils achètent sur ce site. Ils sont un peu moins impressionnés par la description des produits et la qualité de la langue utilisée. Il faut dire qu’Amazon est une plateforme internationale et que plusieurs descriptions sont traduites par un système automatisé.
Satisfaction à l’égard de l’expérience de magasinage | Moyenne (sur 10) |
La variété des produits | 8,5 |
Le respect des délais de livraison | 8,4 |
La facilité à retourner un produit et à obtenir un remboursement | 8,2 |
La facilité à naviguer sur le site web | 8,1 |
Le rapport qualité-prix | 8,1 |
La qualité des produits reçus | 8,0 |
La description des produits | 7,6 |
La qualité de la langue | 7,2 |
C’est après la crise financière de 2008 qu’Amazon a réellement pris son envol. Jusque-là, le cyberdétaillant faisait rager ses actionnaires en réinvestissant massivement ses bénéfices dans sa technologie, plutôt qu’en leur versant un généreux dividende, comme l’explique Stéphane Ricoul, une firme-conseil spécialisée en transformation numérique.
« C’est à ce moment qu’il y a eu un déclic chez Amazon, dit-il. Son PDG de l’époque, Jeff Bezos, a mis en place une stratégie pour sans cesse ajouter des utilisateurs et atteindre une masse suffisante. À partir de là, Amazon est devenu incontournable. » Le cybergéant a d’abord attiré la clientèle avec son produit phare : le livre. De là est née la tablette Kindle, la liseuse électronique la plus vendue sur la planète et qui donne accès en un seul clic à des milliers de livres.
L’entreprise a ensuite élargi son catalogue à d’autres articles. Stéphane Ricoul ajoute que depuis, ses algorithmes, savamment créés à l’interne, analysent le comportement de chaque visiteur pour lui recommander ensuite des produits qu’il sera susceptible d’acheter.
Amazon Prime : l’art de la fidélisation
L’abonnement à Amazon Prime, lancé en 2005, a complété le tout et fidélisé très efficacement les acheteurs. Pour 10 $ par mois (ou 99 $ par année), Prime propose une livraison gratuite et rapide – souvent en moins de deux jours – qui coûterait normalement 10 $ par commande.
Sans surprise, 65 % des répondants à notre sondage qui sont abonnés à Amazon Prime le sont justement pour avoir droit à la livraison rapide et gratuite. Certains sont rusés : ils s’abonnent seulement pour un mois ou deux, durant la période des Fêtes. Ou encore, des non-abonnés passent par leurs proches, qui y sont abonnés, pour faire leurs achats.
Prime agit comme un aimant, comme le constate Claire Bourget, directrice intelligence d’affaires et recherche marketing de l’Académie de la transformation numérique de l’Université Laval. « Ça fonctionne, dit-elle. On le voit avec le taux élevé d’abonnement : les abonnés commandent plus de produits et plus souvent. »
Pour bien des abonnés, les autres services inclus avec Amazon Prime, dont Prime Video, sont un peu la cerise sur le gâteau, selon Mme Bourget.
Des plaintes en hausse
Au Québec, Amazon s’est retrouvée pour la première fois en 2022 sur la liste des 10 entreprises ayant suscité le plus de plaintes à l’Office de la protection du consommateur (OPC). Au cours des deux dernières années, ce sont 373 plaintes que l’organisme dit avoir reçues à son sujet.
Les doléances les plus fréquentes portent sur des délais de livraison plus longs que prévu, la non-conformité des biens reçus par rapport à ce qui a été commandé et la qualité décevante du service à la clientèle.
L’OPC a aussi découvert que des abonnés à Prime ont beaucoup de difficulté à se désinscrire de ce programme de fidélisation. Le problème figure aussi parmi les commentaires laissés par quelques répondants à notre sondage. « Prime serait parfois compliqué à annuler, ou se renouvellerait sans avertir le consommateur après la fin de sa période d’essai gratuit », avertit l’organisme, qui précise que cela contrevient à la Loi sur la protection du consommateur (LPC).
L’OPC suggère aux cyberacheteurs non intéressés par Prime d’être vigilants au moment d’effectuer un achat sur Amazon, notamment en désactivant l’option d’abonnement à Prime, qui est parfois activée par défaut, ou en faisant preuve de patience au moment de se désabonner : cela peut nécessiter plus d’un clic.
Un impact local pas toujours reluisant
Amazon est souvent accusé de nuire aux commerces locaux. À l’hiver 2020, lorsque la chaîne d’équipement de plein air La Cordée s’est placée sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, puis quand la chaîne d’articles de cuisine Stokes a fait de même, leurs dirigeants ont jeté le blâme sur la concurrence des géants du web comme Amazon.
Cela a mené le gouvernement québécois à investir au printemps 2020 dans le Panier bleu, un site qui fait la promotion des entreprises d’ici. « Il faut s’assurer le plus possible qu’au Québec, les achats passent par nos commerçants », avait déclaré à l’époque le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon.
Il est difficile de prédire comment le Panier bleu aidera les commerçants de la province à se tailler une place sur la Toile. Au moins, le potentiel est là : 62 % des répondants à notre sondage qui n’achètent rien sur Amazon (ou qui y dépensent peu) disent justement préférer faire leurs achats localement.
Il reste qu’Amazon est accusé de flirter avec une position de monopole qui nuit au commerce en ligne. À l’automne 2022, l’État de la Californie accusait le géant de punir les détaillants présents sur son site qui vendaient leurs produits moins cher ailleurs, notamment dans les Walmart. Le gouvernement californien avance qu’Amazon utilise sa position dominante dans la vente en ligne aux États-Unis – qui est semblable à celle qu’il occupe au Canada et au Québec – pour fixer les prix, ce qui est illégal.
Des poursuites du même ordre intentées en Europe vont jusqu’à demander son démantèlement. L’an dernier, la commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager a exigé que la plateforme de vente en ligne, la vente directe de produits et les services numériques deviennent indépendants.
Des coûts élevés qu’on pardonne
Les transactions effectuées sur Amazon ont aussi un coût social et environnemental qui inquiète une partie de nos lecteurs. Plus de 60 % des répondants à notre sondage se disent préoccupés par les répercussions sociales, économiques et environnementales de leurs achats réalisés sur le site du géant.
En février 2023, le département américain du Travail a mis en évidence les conditions de travail difficiles dans les entrepôts du cyberdétaillant. Les employés se plaignent souvent de longues heures, de cadence élevée et du manque de sécurité dans les installations. En avril dernier, le PDG d’Amazon, Andy Jassy, a admis que son entreprise pouvait faire mieux. Il a réitéré l’objectif qu’elle s’était fixé en 2021, soit celui de devenir le « meilleur employeur sur Terre ».
Du côté environnemental aussi, Amazon a un impact considérable. Le défi est de taille : ses dirigeants évaluaient ses émissions totales de gaz à effet de serre à 72 millions de tonnes de gaz carbonique en 2021 seulement. À lui seul, le processus de retour de marchandises émet 24 millions de tonnes de CO2 par an, selon une estimation de l’Association américaine des détaillants. En comparaison, le Québec en entier émet environ 84 millions de tonnes de CO2 par année.
« Je suis préoccupé par toutes les livraisons et leur impact environnemental », note l’un de nos répondants. « Je sais que les livraisons entraînent des gaz à effet de serre, mais en même temps, j’évite des déplacements que je ferais moi-même en magasinant. L’idéal reste de moins consommer », nuance une autre.
Qu’en dit Amazon?
Le cyberdétaillant affirme faire tout en son possible pour s’améliorer. Son objectif est d’être carboneutre au plus tard en 2040 : c’est ce que répète depuis un an son PDG, Andy Jassy. Or l’entreprise a abandonné une partie de cet engagement au printemps 2023 en disant avoir « immensément sous-estimé » ses émissions polluantes et le coût des mesures pour les éliminer. Du côté des échanges et des retours, la plateforme a commencé à imposer des frais postaux plus élevés aux clients insatisfaits.
Les clients semblent tout de même pardonner les travers d’Amazon, observe Stéphane Ricoul : « Ça fait longtemps qu’on parle de son impact, et jamais Amazon ne s’est si bien porté. Si son comportement avait dû lui nuire, on le saurait déjà. » Néanmoins, nuance l’expert en commerce électronique, le sondage de Protégez-Vous ne ment pas : « Les gens sont sensibles à ces enjeux, mais ils vont continuer d’acheter en grand nombre sur Amazon. »
En d’autres mots, la livraison de colis continuera de générer des millions de tonnes d’émissions polluantes chaque année. À moins que les consommateurs réduisent leurs dépenses en ligne… ce qui semble peu probable, selon M. Ricoul. Des millions d’internautes affluent chaque semaine sur Amazon et y achètent toujours plus de produits.
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