J’ai 27 ans. Et, à 27 ans, je ressens toujours, après avoir payé mes factures, l’envie quasi irrésistible de dépenser l’argent qu’il me reste dans l’une (ou cinq) des 15 000 extensions des Sims 4, au lieu de le mettre de côté pour les cas d’urgence. Il faut que je déploie des efforts surhumains pour ne pas piger dans la somme qui dort dans mon compte et qui ne sera utilisée que si je suis vraiment mal prise.
Parlons coussin (ou fonds d’urgence). On nous en parle depuis qu’on a l’âge d’économiser quelques sous. Et si on nous prévient qu’il ne faut surtout pas dépenser tout notre argent «au cas où», on prend bien moins souvent le temps de nous expliquer comment constituer une réserve.
Parce que, oui, il en faut une. Absolument. Catherine Lévesque, de l’Institut québécois de planification financière, à qui j’ai longuement parlé pour rédiger ce texte, insiste: «Il est impossible de tout prévoir. Mais on peut prévoir qu’il y aura un imprévu.»
Je commence donc avec un petit cours «coussin 101». Celui auquel j'aurais aimé assister à l'école. Et je ne suis pas la seule: tous les jeunes adultes interviewés pour ce texte m'ont fait comprendre qu'on serait une bonne gang à avoir pu bénéficier d'un cours d'éducation financière.
Combien économiser: la règle des trois mois
Le fonds d’urgence (ou le coussin), c’est la somme d’argent dans laquelle on ira puiser seulement en cas d’imprévu majeur. «Ça peut être une perte d’emploi, une invalidité, une séparation, même un pépin sur votre voiture», explique Catherine Lévesque.
La règle d’or est de «déterminer avec précision les situations dans lesquelles on se permet de sortir [ce montant]», poursuit-elle.
Ce n’est pas un fonds pour les projets à long terme ni même pour les voyages. En fait, c’est une réserve qui pourrait aussi s’appeler «mon entrée d’argent a considérablement diminué et je suis vraiment dans la bouette».
On doit prévoir une somme équivalant à trois mois de dépenses, qu’on détermine en faisant un budget réaliste de notre coût de vie. Catherine Lévesque conseille d’y inclure les frais de logement, de nourriture, de médicaments, de produits essentiels, de téléphone et d’Internet, mais aussi les montants nécessaires pour rembourser nos dettes.
Il peut être pratique de consulter un planificateur financier pour établir son budget. Un pro s’assurera qu’on n’a pas négligé ou oublié un facteur important. Par exemple, profite-t-on d’une assurance invalidité privée qui nous dédommagerait en cas de pépin? Combien recevra-t-on, et pendant combien de temps? Faudra-t-il attendre longtemps avant d’obtenir cette somme? Est-on admissible à l’assurance-emploi? Peut-on se permettre de reporter le remboursement de certaines dettes?
Épargne, CELI, REER?
Plusieurs lecteurs m’ont demandé quel était le meilleur endroit où placer son coussin. S’il peut être tentant d’essayer de faire fructifier cette somme en l’investissant, mieux vaut éviter.
«La règle pour un fonds d’urgence, c’est qu’on doit y avoir accès rapidement et sans frais, et que l’argent ne doit pas être à risque, explique Catherine Lévesque. Le compte épargne et le CELI, s’il n’y a pas de frais de retrait, sont les meilleures options.»
On oublie donc le REER et les investissements risqués. Désolée pour le gars sur TikTok qui me crie dessus pour que je mette toutes mes économies dans une action de Tesla. Il sera toutefois heureux de savoir que la planificatrice financière Catherine Lévesque conseille de ne pas trop mettre d’argent dans son coussin. On s’en tient à la règle des trois mois et on place l’argent supplémentaire dans des comptes où il pourra fructifier.
Pour éviter de toucher à mon fonds d’urgence par mégarde (un Sims 4 est si vite arrivé), j’ai ouvert un compte épargne consacré à mon coussin, dans lequel est automatiquement déposée une petite somme deux fois par mois. Je n’y touche jamais.
Comment gérer (mais pas trop) son coussin?
Rassurez-vous, on ne construit généralement pas un coussin jusqu’au cercueil. En fait, on peut arrêter d’y contribuer dès qu’on atteint le montant espéré.
«Une fois qu’on a le montant souhaité, on peut arrêter les virements automatiques vers le coussin, mais poursuivre l’épargne automatique et mettre l’argent ailleurs, comme dans les voyages», résume Catherine Lévesque. Elle conseille d’ailleurs de consulter un planificateur financier pour déterminer où placer cet argent.
Il faut quand même y jeter un œil une fois de temps en temps, et refaire les calculs quand notre situation change.
Comment ne pas avoir peur du coussin: un guide réaliste
«Il ne faut pas se dire que la somme visée doit être disponible du jour au lendemain», précise Catherine Lévesque. Et une chance, parce que je suis du genre à me dire qu’il s’agit d’un montant beaucoup trop élevé… et ne jamais commencer à mettre de l’argent de côté.
Mais, au fil des entrevues réalisées pour ce texte, j’ai réalisé qu’il valait vraiment mieux diviser son coussin en petites sommes, épargnées à un rythme réaliste. Sinon, ça donne le vertige.
C’est ce que fait Annie Thériault, 27 ans, depuis un an.
Quand elle est tombée en arrêt de travail de 2018 à 2020, après une commotion cérébrale, l'intervenante de milieu n’avait pas de fonds d’urgence à sa disposition. «Toi, t’es en arrêt, mais les dépenses, elles, n’arrêtent pas», témoigne-t-elle.
Pas le choix, Annie a dû se faire un budget et établir ses priorités, lesquelles ont bien changé en un an, puisqu’elle et son conjoint accueilleront leur premier enfant en novembre. Elle dépose toutes les deux semaines un montant consacré à son coussin dans un CELI. Et si elle considère qu’elle s’en tire aujourd’hui très bien, les questions financières la stressent toujours beaucoup. Mais elle me rassure: «[épargner], c’est de plus en plus facile».
Comme beaucoup de jeunes adultes devant assumer eux-mêmes leurs frais de scolarité, Élyane Jourdenais-Lemaire n’a pas eu l’occasion d’épargner pour les urgences avant d’obtenir son premier emploi stable et de rembourser sa dette d’études. «Tout d’un coup, de bons montants d’argent arrivaient dans mon compte, et moi, je n’étais pas habituée à ça! J’ai établi mes objectifs, puis j’ai commencé à me construire un coussin financier en retirant des sommes à chaque paye.»
En six mois, elle avait un coussin financier satisfaisant. C’est qu’Élyane se décrit comme «très rigide» par rapport à son budget. «Je n’ai pas un énorme salaire, mais je vis en dessous de mes moyens. Si je n’avais pas connu la précarité à l’université, je n’aurais pas les mêmes habitudes aujourd’hui», m’a-t-elle expliqué.
(D’ailleurs, si vous voulez avoir la même discipline financière qu’Élyane, Catherine Lévesque vous recommande fortement de programmer des virements automatiques toutes les deux semaines dans votre compte bancaire en ligne.)
Anxiété, sacrifices, paix d’esprit
«Il y a un gros aspect psychologique au fonds d’urgence», m’a expliqué Catherine Lévesque, quand je lui ai demandé si le fonds d’urgence, ce n’était pas un peu comme s’acheter une paix d’esprit.
Mais pour plusieurs, cette paix d’esprit coûte cher en sacrifices.
Catalin Sandolache, 27 ans, étudie à l’ÉTS et travaille à temps partiel. Lui et sa copine, avec qui il vit depuis quatre ans, ont pu s’installer en appartement avec un fonds d’urgence déjà établi. Il trouve toutefois presque impossible de le gonfler, ou même d’épargner pour des projets à long terme.
«On a fait nos budgets, on a regardé nos dépenses, on a coupé où on pouvait, et même là, on n’arrive pas à épargner, m’a-t-il confié au téléphone. Il reste très peu d’argent après avoir payé les factures, et si on voulait en mettre de côté pour des projets, on risquerait de devoir puiser dans notre fonds d’urgence.»
Ils se privent donc de déménager, de voyager ou de changer leur voiture vieillissante.
Catalin espère bien sûr que sa situation change. Mais pas question de se départir de son fonds d’urgence, qui le rassure beaucoup. Si l’un d’eux perdait son emploi, ils auraient assez d’argent pour s’en tirer. «Ça nous sécurise de voir [le coussin], donc on n’y touche pas.»
Amélie Faubert, 32 ans, a passé de nombreuses années à vivre d’une paye à l’autre. Elle commence tout juste à se tricoter un coussin, et réalise plus que jamais son importance.
«J’ai eu un cancer l’an passé, et ça aurait été pratique d’avoir un coussin, relate l’intervenante et animatrice de la populaire balado Les Ficelles. Mais je traîne une marge de crédit étudiante, devenue prêt personnel, depuis mes 18 ans, et ça me pourrit la vie. J’ai maintenant un emploi stable et je me construis tranquillement un coussin depuis quatre mois.»
«La prochaine étape, c’est de regarder mon budget et mes dépenses. J’ai vécu beaucoup de précarité quand j’étais étudiante, je me permets donc des choses que je ne me permettais pas avant. Ça va être confrontant!», me dit-elle en rigolant.
Mais ces sacrifices en vaudront la peine. «Pour moi, un coussin, c’est aussi un signe d’indépendance et d’autonomie, conclut-elle. S’il m’arrive quelque chose du jour au lendemain, je sais que je n’aurai à dépendre de personne.»
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