Déjà, pour se plaindre, il faut savoir où le bât blesse. On a intérêt à avoir lu les lignes en petits caractères au bas de la facture. L’ampoule à diode électroluminescente (DEL) à 20 $ que je viens d’installer est prévue fonctionner 13,5 ans à raison de 3 heures par jour. À qui irai-je me plaindre si elle rend l’âme après sept ans? « Voulez-vous en acheter une de rechange en cas de défectuosité? », m’a offert le vendeur. Ça ira comme ça; cette ampoule risque de me survivre même si ce n’est pas une 10 watts.
Les sous-sols et cabanons de l’Amérique sont remplis de produits non retournés, atterris sur le pas de la porte par la poste ou par Amazon. La facture est perdue dans une avalanche de courriels non classés; le coût pour renvoyer un tapis acheté au rabais en Caroline du Nord dépasse largement celui du tapis lui-même. On finit par ne plus savoir pourquoi on le désirait tant. Et se plaindre exige beaucoup d’énergie. La paix d’esprit a un prix.
Un plombier que j’ai appelé pour signaler les borborygmes qu’émettait le système d’osmose inverse installé par ses soins m’a répondu : « Comptez-vous chanceuse d’avoir de l’eau. » Relativisons nos malheurs et regardons le verre à moitié plein. Le chirurgien pourra faire de même avec un patient : « Estimez-vous heureux d’avoir un autre rein! »
Le corps humain fonctionne par paires, c’est prévu dans la garantie. Et lorsque le service est gratuit (santé ou éducation, par exemple), les motifs de plaintes doivent pouvoir servir de trame à un docudrame avant d’être pris au sérieux par un ombudsman ou de faire l’objet d’une enquête publique.
Se plaindre, c’est porter le fardeau de la preuve, à tout le moins fournir la facture. Lorsque les services à la clientèle dignes de ce nom existaient, avant la pénurie de main-d’œuvre et de ressources; lorsque les commerçants avaient pignon sur rue; lorsque l’erreur était aussi humaine, mais moins fréquente − parce que, d’évidence, tout va plus vite ou trop lentement −, il y avait toujours moyen de faire valoir ses droits.
Mais aujourd’hui, alors que le manque de main-d’œuvre est un problème pour 44 % des entreprises québécoises, il faudra se faire à tout, même à l’imperfection. Et le patient robot à l’autre bout du fil répétera : « Cet appel peut être enregistré à des fins de qualité de service » sans répit. Pas étonnant de voir de plus en plus d’affiches apparaître, placardées sur les vitres des comptoirs de réception : « Aucune violence verbale ne sera tolérée. »
Chez les millénariaux, on surnomme basic bitch cette femme dans la quarantaine qui se prénomme Josiane et qui exige de parler au gérant. « Josiane » s’estime lésée en permanence, alors qu’elle est l’enfant-reine d’un pays riche. Au risque de passer pour une « Josiane » ou pour une « Josée » d’un autre siècle qui a déjà retourné une baguette de pain livide dans un hôtel parisien (on nous prend vraiment pour des touristes), je me porterai volontaire pour empêcher ce monde d’aller à vau-l’eau, même lorsque le comptoir des plaintes sera fermé.