« Je travaille à la plonge dans un grand restaurant. Ça fait beaucoup d’ustensiles à laver. Lorsque je rentre pour mon shift, à 15 h, un tas de chaudrons et de bassines sales m’attendent déjà. À la carte, des dégustations de cinq services avec les vins assortis, c’est notre spécialité. Je n’ai jamais goûté au menu, mais ça m’a l’air vraiment très bon. Dans mon resto, les cuisiniers font tout : les fonds de poisson avec les têtes et les arêtes, les réductions avec les carcasses de poulet…
J’ai même appris à faire mon bouillon de légumes avec des pelures que je jetais au compost auparavant. Je bouffe mon compost, ça me fait bizarre. Et je mitonne mes soupes; c’est trop bon. Sur notre menu, le potage de chou-fleur est à 18 $ le bol parce qu’ils ajoutent un peu d’ail noir. Je peux m’en passer.
Souvent, je fume une clope pour déjeuner avec un café. Ça coupe la faim. J’appelle ça mon “déjeuner français”. Autrefois, les restos servaient du pain. Je me rabattais sur le pain de la veille en arrivant au boulot. Plus maintenant; même le pain est trop cher, et on en gaspillait trop. Depuis que la baguette a disparu, les clients commandent une focaccia grillée avec sauce barbecue. Même les miettes sont taxées.
Alors, j’apporte mon lunch, un tajine préparé par ma mère ou un restant de pâtes. Parfois, on m’offre un dessert du resto, des trucs tellement délicats et légers que tu en oublies d’avoir mangé. C’est comme manger un poème. Mais j’ai encore faim après. Les desserts coûtent plus cher que mon taux horaire.
Je me suis abonné à Too Good To Go, une application où on va chercher des paniers surprises, parfois dans une boulangerie, un dépanneur, une fruiterie ou un fast-food libanais. Au lieu de jeter, les commerces vendent au rabais en fin de journée. Ça me coûte trois fois moins cher; et puis qui n’aime pas les surprises? J’ai une coloc qui va dans une banque alimentaire étudiante et qui nous ramène des aliments pour pas cher. Ce sont des dons et des produits proches de la date de péremption. Avec les colocs, on partage beaucoup de choses pour ne rien perdre. On a même une étagère dans le frigo pour la bouffe à manger le jour même.
J’ai vu sur TikTok une vidéo qui parlait de gaspillage alimentaire au Canada; ça m’a levé le cœur. Plus de 60 % des aliments jetés auraient pu être consommés, et c’est presque la moitié des aliments produits qui sont jetés. Le monde est sick. Moi, j’suis broke, pis les commerces “ditchent” leurs surplus. L’équivalent de 3,7 millions de familles qui jetteraient toute leur épicerie durant un an!
Mon ex est anticapitaliste. Elle est déchétarienne les fins de semaine. C’est elle qui m’a montré les bons spots en ville. Des sacs entiers de pain jetés le vendredi soir par des boulangeries chics dans des quartiers où je ne pourrai jamais habiter. Ils sont trop paresseux pour mettre ça sur Too Good To Go. Ça fait que je mange des poubelles aussi, en plus de mon compost. Man, si tu veux, je te fais une visite guidée… c’est Noël à l’année. »