Dans une autre vie, au temps de la plume d’oie, j’étais courriériste du cœur. Chez les anglos, on surnomme cette rubrique « les colonnes de l’agonie ». Les chiens perdus, les cœurs éplorés, les amants sans lendemains se retrouvent là. Aujourd’hui, à l’heure des applications de rencontres, mes conseils prendraient une tout autre tournure sur la non-monogamie éthique et l’indécision chronique.
Le marché de la quête amoureuse est devenu un pan si lucratif de l’économie qu’il vaut mieux être ferré en marketing et en traitement compulsif du jeu pour tirer son épingle des algorithmes conçus par des spécialistes du gaming.
Car c’est un grand jeu duquel on ressort de plus en plus amoché. La science commence à nommer les cicatrices : troubles de l’attachement, stress post-traumatique et perte de l’estime de soi. Les ruptures à répétition peuvent provoquer ça. Le cœur n’est pas un moteur comme les autres; il existe même un syndrome du cœur brisé, le tako-tsubo, ou cardiomyopathie de stress.
On ne badine pas avec l’amour, même au casino. Et on ne transige pas avec un organe aussi capricieux de la même façon qu’on le fait avec un étal de poupées Barbie et Ken à la veille de Noël.
Voilà des mises en garde bien futiles devant un marché évalué à plus de 4,2 milliards de dollars en 2021 et qui s’est transformé en catalogue de nos envies, de nos ennuis et de nos agonies depuis 10 ans. La pandémie a mis le feu aux poudres et propulsé les matchs potentiels comme autant de petits électrochocs de dopamine dans nos cerveaux confinés. Une chose est certaine : l’incertitude rend accro et les récompenses aléatoires aussi. Tinder nous encourage même à faire exploser les ventes : « Sème la controverse ou parle de ta théorie du complot la plus folle. » Allez-y pour la pizza hawaïenne (pour ou contre?) et sortez le pop-corn (beurre ou margarine?).
C’est la frustration des hommes − surreprésentés sur les applis par rapport aux femmes − qui ferait augmenter les ventes, ceux-ci étant plus enclins à payer pour se faire voir davantage. Le plumage ne suffit pas toujours à se faire remarquer et le lexique du style « poly nerdy goth dyke non binaire » est à y perdre son latin.
Se vendre n’est pas une mince affaire, car la chair fraîche ou mature, tatouée ou ridée, s’accompagne d’un mode d’emploi très variable, d’une garantie périmée, d’une obsolescence prévisible ou fatale sans ruptures des stocks.
Et pourtant, les règles du désir et de l’affolement devant le vaste choix du catalogue provoquent les mêmes comportements consuméristes. Je « scrolle », je « swipe », je « matche », je « tease », je « ditche », je « ghoste ». Pardonnez mon vocabulaire adapté.
Les psys ont un mot pour ce type de consommation et ses effets : l’anhédonie, ou la perte du désir et du plaisir. À force de jouer au cœur d’artichaut, on perd tous ses pétales. Mener six conversations en parallèle (une moyenne) sur trois applications différentes est une forme de torture savante.
Mon père m’aurait dit : « Trouve-z’en donc un avec 2 ou 3 défauts, il pourrait avoir 56 qualités! »