Vos souvenirs sont-ils fiables?

- Fr&eacute;d&eacute;rick L. Philippe est psychologue, professeur titulaire &agrave; l&rsquo;UQAM et d&eacute;tenteur de la Chaire de recherche strat&eacute;gique sur la m&eacute;moire des &eacute;v&egrave;nements aversifs et la sant&eacute; mentale.La compr&eacute;hension des m&eacute;canismes de la m&eacute;moire a beaucoup &eacute;volu&eacute; depuis quelques ann&eacute;es. Les scientifiques savent maintenant que les souvenirs sont beaucoup moins fiables qu&rsquo;on le croit. Fr&eacute;d&eacute;rick L. Philippe est psychologue, professeur titulaire &agrave; l&rsquo;UQAM et d&eacute;tenteur de la Chaire de recherche strat&eacute;gique sur la m&eacute;moire des &eacute;v&egrave;nements aversifs et la sant&eacute; mentale. Il r&eacute;pond aujourd&rsquo;hui &agrave; nos questions pour d&eacute;mystifier le fonctionnement de notre &laquo; disque dur &raquo;.Existe-t-il diff&eacute;rents types de m&eacute;moire?C&rsquo;est ce qu&rsquo;on pensait auparavant. On parlait alors de m&eacute;moires &eacute;pisodique, autobiographique, s&eacute;mantique et proc&eacute;durale. Cependant, les chercheurs d&eacute;couvrent maintenant qu&rsquo;il n&rsquo;y a pas de souvenirs appartenant &agrave; un seul type sp&eacute;cifique de m&eacute;moire. Certaines r&eacute;gions du cerveau ont plut&ocirc;t la fonction de conserver les diff&eacute;rentes composantes d&rsquo;un m&ecirc;me souvenir. Par exemple, l&rsquo;une d&rsquo;elles sera responsable de conserver le nom de l&rsquo;endroit, une autre l&rsquo;&eacute;motion ressentie et une troisi&egrave;me ce qui est survenu lors de l&rsquo;&eacute;v&egrave;nement.Quelles r&eacute;gions du cerveau sont importantes pour la m&eacute;moire?Il faut comprendre qu&rsquo;un souvenir n&rsquo;existe pas &agrave; un emplacement pr&eacute;cis dans notre t&ecirc;te. Vous ne pouvez pas dire : &laquo; Voici l&rsquo;endroit dans mon cerveau o&ugrave; se trouve le souvenir de ma premi&egrave;re journ&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;cole secondaire. &raquo; En effet, les diff&eacute;rents aspects de ce dernier se retrouvent un peu partout dans les sous-syst&egrave;mes de la m&eacute;moire.Cependant, l&rsquo;hippocampe est une r&eacute;gion du cerveau essentielle &agrave; la r&eacute;activation des souvenirs. Il est situ&eacute; dans le lobe temporal, &agrave; proximit&eacute; des oreilles et des tempes. Il sert entre autres &agrave; examiner les &eacute;l&eacute;ments dans votre environnement et &agrave; r&eacute;cup&eacute;rer les aspects d&rsquo;un souvenir qui sont pertinents par rapport &agrave; ce que vous &ecirc;tes en train de vivre. Par exemple, en apercevant votre dictionnaire pos&eacute; sur votre bureau, l&rsquo;hippocampe pourrait faire le lien avec le travail que vous devez remettre et aller r&eacute;cup&eacute;rer les informations n&eacute;cessaires dans votre cerveau pour bien l&rsquo;ex&eacute;cuter.Une grande partie du travail de l&rsquo;hippocampe s&rsquo;effectue de fa&ccedil;on inconsciente. Si ce n&rsquo;&eacute;tait pas le cas, cela voudrait dire que chaque chose que vous voyez vous rappellerait des souvenirs. Ce serait alors impossible de vous concentrer sur vos t&acirc;ches quotidiennes.Mais, parfois, des souvenirs vous reviennent automatiquement sans que vous cherchiez &agrave; vous les rappeler. On ne sait pas trop pourquoi, mais c&rsquo;est habituellement parce que quelque chose pr&egrave;s de vous a r&eacute;activ&eacute; ce souvenir. Par exemple, vous sentez la bonne odeur d&rsquo;un aliment et, soudainement, l&rsquo;image des repas en famille de votre enfance vous revient. C&rsquo;est aussi l&rsquo;hippocampe qui permet la reconstruction d&rsquo;un souvenir quand vous voulez consciemment vous rem&eacute;morer quelque chose.Qu&rsquo;est-ce qui se passe lorsqu&rsquo;on se rem&eacute;more un &eacute;v&egrave;nement?Lorsque vous vous rappelez quelque chose, les sous-syst&egrave;mes de la m&eacute;moire se r&eacute;activent simultan&eacute;ment pour reconstruire le souvenir et vous permettre de le revivre. Cela commence souvent par une perception visuelle que vous avez conserv&eacute;e. Par exemple, il peut s&rsquo;agir d&rsquo;une image mentale de votre c&eacute;r&eacute;monie de fin d&rsquo;&eacute;tudes, de votre mariage ou de la naissance de votre enfant. &Agrave; partir de cette image un peu vague, votre cerveau reconstruit le souvenir en allant chercher des informations qui se trouvent dans les autres syst&egrave;mes de la m&eacute;moire. Vous vous rappelez alors le nom de l&rsquo;h&ocirc;pital o&ugrave; votre b&eacute;b&eacute; est n&eacute;, s&rsquo;il &eacute;tait le premier de vos enfants et l&rsquo;&eacute;motion ressentie &agrave; ce moment.&Agrave; quoi nous servent ces souvenirs?On a tendance &agrave; croire que les souvenirs servent &agrave; se rappeler le pass&eacute;, mais leur r&ocirc;le est plut&ocirc;t de pr&eacute;dire l&rsquo;avenir. Lorsque vous vivez un &eacute;v&egrave;nement particulier, le cerveau enregistre les informations qui lui semblent pertinentes. De cette fa&ccedil;on, si jamais une situation similaire se reproduisait, vous pourriez y r&eacute;agir de la meilleure fa&ccedil;on possible. Par exemple, si vous avez un accident de voiture, les souvenirs que vous en garderez vous permettront de poser les bons gestes pour &eacute;viter un tel incident la prochaine fois que vous conduirez dans le trafic.C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs pourquoi le cerveau n&rsquo;enregistre pas tous les d&eacute;tails d&rsquo;un souvenir. Les &eacute;l&eacute;ments inutiles sont oubli&eacute;s, ainsi que les &eacute;v&egrave;nements sans importance. Par exemple, il est fort possible que vous ne vous rappeliez pas ce qui s&rsquo;est pass&eacute; quand vous vous &ecirc;tes bross&eacute; les dents il y a quatre jours. Pourquoi ? Parce qu&rsquo;il n&rsquo;y avait rien de sp&eacute;cial &agrave; retenir pour le cerveau. Par contre, si vous vous &eacute;tiez cass&eacute; une dent cette journ&eacute;e-l&agrave;, le souvenir serait clair dans votre t&ecirc;te.Comment les &eacute;motions influencent-elles nos souvenirs?Les souvenirs remplis d&rsquo;&eacute;motions sont souvent les mieux conserv&eacute;s. Ceux qui sont neutres ne contiennent pas beaucoup d&rsquo;informations puisqu&rsquo;il ne s&rsquo;est rien pass&eacute; de significatif pour vous &ndash; comme lorsque vous vous brossez machinalement les dents le soir. Le cerveau n&rsquo;a donc pas d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t &agrave; les conserver.Par contre, s&rsquo;il vous arrive un &eacute;v&egrave;nement n&eacute;gatif ou triste, les &eacute;motions peuvent causer un effet tunnel, c&rsquo;est-&agrave;-dire que votre cerveau se concentrera sur des d&eacute;tails tr&egrave;s pr&eacute;cis de la situation et les enregistrera pour pouvoir &eacute;viter une telle situation plus facilement dans l&rsquo;avenir. Par exemple, si vous vous faites attaquer dans la rue, vous pourriez vous souvenir tr&egrave;s pr&eacute;cis&eacute;ment du type d&rsquo;arme ou de la couleur du chandail de votre agresseur.Au contraire, vous vous souviendrez de fa&ccedil;on plus g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;un &eacute;v&egrave;nement positif ou joyeux, car vous n&rsquo;avez pas besoin d&rsquo;en sauvegarder tous les d&eacute;tails. Vous ne vous rappellerez probablement pas le nom de la personne qui vous a remis votre dipl&ocirc;me de fin d&rsquo;&eacute;tudes, mais vous conserverez sans doute une image mentale de la fiert&eacute; de votre famille et de vos amis pr&eacute;sents ce jour-l&agrave;.Pourquoi deux personnes peuvent-elles avoir des souvenirs diff&eacute;rents d&rsquo;un m&ecirc;me &eacute;v&egrave;nement?La fa&ccedil;on dont votre cerveau proc&egrave;de pour reconstruire un souvenir d&eacute;pend de vos besoins et de vos &eacute;motions au moment o&ugrave; vous cherchez &agrave; vous le rappeler. Il peut donc modifier vos souvenirs pour les faire correspondre &agrave; vos croyances actuelles.C&rsquo;est pour cette raison que deux personnes peuvent se retrouver avec des reconstructions compl&egrave;tement diff&eacute;rentes d&rsquo;un m&ecirc;me &eacute;v&egrave;nement, ce qui peut provoquer des conflits.Est-ce que cela veut dire que nos souvenirs changent pendant notre vie?Comme le cerveau doit reconstruire chaque fois l&rsquo;&eacute;v&egrave;nement que vous voulez vous rappeler, il est possible que vous ne reviviez jamais le m&ecirc;me souvenir exactement de la m&ecirc;me fa&ccedil;on. Avec le temps, votre cerveau peut ajouter des informations et en oublier d&rsquo;autres. Ainsi, si une personne a un souvenir diff&eacute;rent d&rsquo;un &eacute;v&egrave;nement que vous avez v&eacute;cu ensemble, cela peut modifier le v&ocirc;tre, puisque cette personne vient ajouter de nouvelles informations que votre m&eacute;moire avait sans doute mises de c&ocirc;t&eacute; parce qu&rsquo;elles ne semblaient pas pertinentes alors.Un souvenir est donc constamment alt&eacute;rable et tr&egrave;s peu fiable. Il en existe m&ecirc;me des faux, c&rsquo;est-&agrave;-dire des souvenirs d&rsquo;&eacute;v&egrave;nements qu&rsquo;on a l&rsquo;impression d&rsquo;avoir v&eacute;cus alors que ce n&rsquo;est pas du tout le cas. L&rsquo;inverse peut &eacute;galement arriver. On peut avoir v&eacute;cu une situation et ne pas r&eacute;ussir &agrave; se la rappeler ou encore se la rappeler de fa&ccedil;on incoh&eacute;rente. Cela ne veut pas dire qu&rsquo;elle ne s&rsquo;est pas produite. Votre cerveau a sans doute cach&eacute; ce souvenir au plus profond de votre m&eacute;moire, pour vous prot&eacute;ger, par exemple. En cour, certains avocats exploitent ce m&eacute;canisme de d&eacute;fense. Ils essaient de d&eacute;montrer l&rsquo;incoh&eacute;rence de la version de la victime pour d&eacute;fendre l&rsquo;agresseur dans les cas de s&eacute;vices sexuels ou de viol. Cependant, ce n&rsquo;est pas parce qu&rsquo;il y a une incoh&eacute;rence dans le r&eacute;cit de la victime qu&rsquo;il faut conclure &agrave; l&rsquo;innocence de l&rsquo;agresseur.Les &eacute;v&egrave;nements traumatisants peuvent-ils affecter la m&eacute;moire?Lorsqu&rsquo;une personne subit un trauma, elle peut vivre ce qu&rsquo;on appelle de la dissociation. Cela se produit si l&rsquo;intensit&eacute; &eacute;motionnelle est trop forte. Il y a alors comme une fermeture du cerveau, et plus rien n&rsquo;est enregistr&eacute;. De m&ecirc;me, lorsqu&rsquo;une victime doit d&eacute;crire les circonstances d&rsquo;une agression pass&eacute;e, elle se rappellera seulement certains morceaux du souvenir. Des &eacute;l&eacute;ments peuvent m&ecirc;me &ecirc;tre compl&egrave;tement effac&eacute;s par le cerveau, comme par m&eacute;canisme de d&eacute;fense. Il est donc difficile pour une victime de d&eacute;crire en entier un &eacute;pisode traumatique. Et plus le trauma ou l&rsquo;agression est intense, plus la victime aura de la difficult&eacute; &agrave; se rem&eacute;morer correctement ce qui s&rsquo;est pass&eacute;.Est-ce que certains souvenirs peuvent compl&egrave;tement disparaitre?C&rsquo;est une bonne question. On ne sait pas encore si on oublie r&eacute;ellement ou si on perd seulement l&rsquo;acc&egrave;s &agrave; certains souvenirs. Perdre l&rsquo;acc&egrave;s &agrave; un souvenir, c&rsquo;est tr&egrave;s commun. Pour que l&rsquo;hippocampe fasse le travail n&eacute;cessaire pour r&eacute;cup&eacute;rer un souvenir, il faut lui donner une piste qui l&rsquo;aidera &agrave; le retrouver. Une photo, une odeur ou une chanson peut suffire. Par exemple, si vous retournez dans le quartier o&ugrave; vous avez grandi apr&egrave;s plusieurs ann&eacute;es, le simple fait de voir votre ancienne maison peut raviver de vieux souvenirs que vous croyiez avoir compl&egrave;tement oubli&eacute;s. Ces souvenirs auxquels vous n&rsquo;aviez pas pens&eacute; depuis 20 ans sont donc encore l&agrave;. C&rsquo;est seulement que votre cerveau y avait perdu l&rsquo;acc&egrave;s.Dans certains cas de trauma, on pense que la m&eacute;moire peut effacer, et donc oublier, compl&egrave;tement un souvenir. Toutefois, il pourrait aussi s&rsquo;agir d&rsquo;une perte d&rsquo;accessibilit&eacute; pendant un certain temps. Le souvenir pourrait alors refaire surface des ann&eacute;es plus tard si un &eacute;v&egrave;nement similaire se produisait. C&rsquo;est donc tr&egrave;s difficile de faire la diff&eacute;rence entre la perte d&rsquo;accessibilit&eacute; et l&rsquo;oubli r&eacute;el.Des traitements sont en d&eacute;veloppement pour modifier les souvenirs d&rsquo;&eacute;v&egrave;nements traumatisants. Comment fonctionnent-ils?Chaque fois que le cerveau reconstruit un souvenir, des prot&eacute;ines sont produites dans certaines r&eacute;gions li&eacute;es &agrave; celui-ci durant environ 24 heures. Pendant cette p&eacute;riode, si on revit ce souvenir de la m&ecirc;me fa&ccedil;on qu&rsquo;on a v&eacute;cu l&rsquo;&eacute;v&egrave;nement, par exemple en ressentant les m&ecirc;mes &eacute;motions avec la m&ecirc;me intensit&eacute;, le souvenir se reconstruira de mani&egrave;re identique.Les scientifiques ont d&eacute;couvert que si on interf&egrave;re avec le processus de reconstruction du souvenir, il est possible d&rsquo;en transformer la trace pour qu&rsquo;il se r&eacute;&eacute;crive diff&eacute;remment de la version originale. Par exemple, certains m&eacute;dicaments peuvent engourdir les &eacute;motions. Si on demande &agrave; une personne de relire un r&eacute;cit de son trauma lorsqu&rsquo;elle est sous l&rsquo;influence de ces m&eacute;dicaments, le souvenir deviendra moins charg&eacute; &eacute;motionnellement. Elle se rappellera toujours l&rsquo;&eacute;v&egrave;nement, mais elle sera moins boulevers&eacute;e.Il existe aussi des techniques o&ugrave; on interf&egrave;re avec les perceptions visuelles et spatiales de la personne plut&ocirc;t que d&rsquo;utiliser des m&eacute;dicaments. Ce sont les approches auxquelles nous travaillons dans mon laboratoire. Par exemple, on peut demander &agrave; la personne de jouer &agrave; Tetris tout de suite apr&egrave;s le r&eacute;cit de son trauma. On esp&egrave;re ainsi diminuer la fr&eacute;quence des flashbacks chez les gens qui souffrent de stress posttraumatique et les aider &agrave; ne pas &ecirc;tre paralys&eacute;s par ces souvenirs douloureux.*Cet entretien a &eacute;t&eacute; &eacute;dit&eacute; par souci de clart&eacute; et de pr&eacute;cision. &Agrave; lire aussi : Comment choisir son psychologue ou son psychoth&eacute;rapeute

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