Il y a beaucoup d’avantages pour une entreprise à vendre des objets numériques : on coupe dans les frais de production, d’entreposage et de livraison et, surtout, on ne tombe jamais en rupture de stock. Une chanson pourra être téléchargée un milliard de fois sans que la source se tarisse. L’astuce : c’est chaque fois le même objet qui est vendu. Quand vous téléchargez un fichier, votre ordinateur ne prend rien; il se contente de copier dans son disque dur les données qu’il trouve dans le serveur.
Ce modèle d’affaires, idéal pour les musiciens et les fabricants de logiciels, est cependant catastrophique pour les artistes visuels qui utilisent le numérique comme moyen d’expression. C’est connu, le marché de l’art visuel repose sur la rareté. Or une œuvre dont il existe des millions d’exemplaires parfaitement identiques ne vaut rien. C’est pour remédier à ce triste état des choses que Dieu a créé les NFT.
Qu’est-ce à dire? Bon, pour commencer, précisons que ce n’est pas vraiment Dieu qui a eu l’idée des NFT, mais plutôt l’artiste Kevin McCoy et l’entrepreneur techno Anil Dash. NFT est l’acronyme de non-fungible token, ou, en français, jeton non fongible. Selon Wikipédia, un NFT est « une donnée valorisée composée d'un type de jeton cryptographique qui représente un objet, le plus souvent un objet numérique (image, vidéo, audio, etc.), auquel est rattachée une identité numérique qui est reliée à un ensemble non vide de propriétaires ». S’ensuit une longue explication technique dont je ne comprends pas le premier mot. Ce qu’il faut retenir, c’est que le NFT transpose dans le monde de l’art numérique la notion d’original, si importante dans l’art traditionnel.
Et ça marche? Tellement. Regardez, il y a un artiste exerçant ses activités sous le nom de Beeple qui crée des images numériques. Son œuvre la plus connue s’intitule Everydays: The First 5000 Days. Vous pouvez la chercher dans Google et passer des heures à l’admirer si le cœur vous en dit. Vous pouvez même la télécharger et l’utiliser comme fond d’écran. La seule chose que vous ne pouvez pas faire, c’est dire : « Cette image m’appartient ».
L’unique personne sur la planète autorisée à revendiquer la propriété d’Everydays: The First 5000 Days est un certain Vignesh Sundaresan, qui a acquis le NFT de l’œuvre en 2021. Pour combien? Devinez. Non, même pas proche : monsieur Sundaresan a déboursé 69,3 millions de dollars américains (88 millions de dollars canadiens) pour le privilège de savoir qu’un certain fichier JPEG est à lui. Et qu’est-ce qu’il fait de son NFT? Il l’expose dans un musée virtuel. Oui, je sais, il suffit de faire une recherche dans Google Images pour accéder à l’œuvre, mais un musée, ça fait quand même plus chic.
La question qui vous brûle les lèvres est évidemment la suivante : Vignesh Sundaresan ne serait-il pas un peu nono? Bonne question, mais je préfère ne pas me prononcer. En tant que personne qui gagne 500 $ par semaine à laver les chiottes du centre sportif de l’Université du Québec à Trois-Rivières, j’hésite à crier des noms à un type qui a 70 millions à mettre sur un fond d’écran; ça passerait pour de la jalousie.
De toute façon, si on voulait traiter monsieur Sundaresan de nono, il faudrait également traiter Justin Bieber de nono, puisqu’il vient de faire l’acquisition, pour 1,3 million de dollars américains (1,6 million de dollars canadiens) d’une vignette virtuelle de la série Bored Ape (« singe blasé » en français, les dessins représentant… des singes blasés). Vous sentez-vous prêt à traiter Justin Bieber de nono? C’est bien ce que je croyais.