Il nous manque juste une petite innovation technologique.
À l’époque de ma jeunesse, les garçons étaient divisés en deux groupes antagonistes : les fans de Star Wars et ceux de Star Trek. Certains esprits forts regardaient les deux en privé, mais en public, il fallait absolument prendre position. L’argument voulant que les deux créations aient leurs qualités était inadmissible ; d’ailleurs, elles proposaient des visions du monde complètement différentes. Enfantin, tonitruant et insupportablement romantique, Star Wars présentait un univers manichéen, peuplé de personnages aux motivations simplistes. Star Trek, plus lent et plus cérébral, se déroulait dans un monde complexe et traitait souvent de sujets matures.
Tout ça pour dire que j’étais un amateur de Star Wars et que ce n’est que la semaine passée que j’ai appris, au détour d’une discussion sur Reddit, que Star Trek se déroulait dans un futur éloigné où l’argent n’existe plus. « Comment est-ce possible ? » me suis-je demandé. Des économistes sérieux ont répondu à cette question dans des livres que je n’aurai jamais le courage de lire (écoutez, je n’ai jamais regardé un seul épisode de Star Trek ; je ne me mettrai certainement pas à lire des bouquins sur l’économie de Star Trek), mais d’après ce que j’ai compris en observant les internautes se disputer, les citoyens de l’United Federation of Planets (UFP) disposent d’une source d’énergie infinie – des histoires de fusion et d’antimatière dont je ne comprends pas le premier mot –, et ils ont trouvé le moyen de transformer cette énergie en matière. Chaque citoyen possède un gadget appelé « réplicateur », dans lequel il n’a qu’à entrer le nom d’un objet pour voir celui-ci se matérialiser immédiatement. Tu veux une machine à coudre ? Tu dis : « Machine à coudre » à ton réplicateur, et il te pond une machine à coudre, mais tu n’as pas besoin d’une machine à coudre puisque tu peux aussi bien quémander des vêtements à ton réplicateur.
Bref, les notions de rareté, de pénurie, d’offre et de demande qui caractérisent notre économie ne veulent alors plus rien dire. Les gens peuvent encore travailler, mais s’ils choisissent de le faire, c’est dans un but d’épanouissement personnel. Ainsi, un personnage du nom de Joseph Sisko exploite un restaurant à La Nouvelle-Orléans. Il prépare avec soin, pour ses clients non payants, un gombo au moins aussi bon que celui que le réplicateur aurait produit ; tout ça au nom de la convivialité et de l’amour du travail bien fait. On voit que les scénaristes de Star Trek n’ont jamais travaillé en restauration pour s’imaginer que ce secteur d’activité peut mener à l’épanouissement, mais on comprend l’idée. La propriété privée existe toujours – Sisko est propriétaire de son établissement –, mais personne ne se chicane pour l’espace vital puisque l’UFP dispose de centaines de planètes viables prêtes à la colonisation. En fait, plus personne ne se chicane pour quoi que ce soit.
Les seules choses qui demeurent rares sont les postes de commandement et les honneurs civiques, lesquels s’obtiennent par le mérite. Les gens sans mérite, comme moi, peuvent s’amuser avec leur réplicateur. Tout le monde est heureux et personne ne manque jamais de rien. Cette utopie ressemble étrangement à cette fameuse société des loisirs qu’on nous promettait dans les années 1970 et 1980, et que j’attends encore en tapant du pied. Les seuls laissés-pour-compte dans ce meilleur des mondes sont les gens naturellement cupides et jaloux ; ceux qui trouvent leur épanouissement dans la rareté et la pénurie, bref qui jouissent du simple fait de posséder quelque chose que le voisin ne possédera jamais. Mais ils sont si peu nombreux que ça ne vaut pas la peine d’en tenir compte.