Il m’arrive, en furetant dans les allées des magasins à grande surface ou en explorant les steppes infinies d’Amazon.ca, de m’arrêter devant un objet et de me demander : « Qui peut bien avoir envie de posséder cela ? »
Par exemple, ces jours-ci, les gens de Walmart nous proposent d’acquérir un exemplaire du Blu-ray de Thor : Ragnarok pour 30 $ (24,96 $, plus les taxes), et ils tiennent à nous faire comprendre qu’il s’agit là d’une grande faveur.
Pour un gredin dans mon genre, qui télécharge ses films sur des sites web créés par d’autres gredins, cet acte de pure bonté chrétienne est accueilli par un haussement d’épaules blasé. Un exemplaire du Blu-ray de Thor : Ragnarok n’est pour moi qu’un objet en plastique de forme rectangulaire aux couleurs vives, dont je refuserais de m’encombrer si on me l’offrait gratuitement à l’achat d’un café, au dépanneur où j’ai mes habitudes. Mais, même en faisant l’effort d’imagination de me mettre dans la peau d’un honnête citoyen désireux d’oublier les horreurs du quotidien en visionnant les dernières péripéties du fils d’Odin, ma question reste entière : « Qui peut bien avoir envie de posséder cela ? »
Car enfin, cet honnête citoyen n’aurait qu’à louer le film sur Club illico pour 4,99 $, et ainsi économiser 25 $. S’il lui prenait la fantaisie de revoir l’œuvre, il devrait à nouveau se fendre de 4,99 $ mais, encore là, il disposerait de 20 $ de plus que le niais qui aurait choisi de s’encombrer du machin en plastique. Et s’il planifiait le voir une troisième fois (parce qu’il aurait perdu un pari, disons), cela ne lui coûterait, au total, que la moitié du prix d’achat. En fait, un type qui achète le Blu-ray de Thor : Ragnarok devra se taper le film six fois pour couvrir son investissement. Même une personne convaincue de sa propre immortalité répugnerait à consacrer 12 heures de sa vie à Thor : Ragnarok. Alors, qui peut bien avoir envie de posséder cela ?
Il me faudrait, pour en avoir le cœur net, faire le pied de grue près des caisses du Walmart et exiger de chaque quidam que je surprends à mettre la chose dans son panier qu’il se justifie. N’ayant aucune envie de passer plus de temps qu’il n’en faut chez Walmart, je risque une réponse de mon cru : le type qui tient à posséder son propre exemplaire de Thor : Ragnarok n’est, au fond, qu’une autre incarnation de cet autre type qui achète sa musique chez le disquaire plutôt que sur iTunes, ou encore de ces rares individus qui font encore imprimer leurs relevés bancaires. Certaines personnes aiment les objets. Elles sont rassurées par les choses qu’elles peuvent ranger, classer, épousseter et contempler en se disant : « C’est à moi. »
N’étant pas affligé de cette manie, je pourrais être tenté de regarder ces personnes de haut, leur seriner que le bonheur n’est pas dans les objets, qu’on est riche des choses dont on peut se passer, etc. Je me garde cependant une petite gêne, car je ne dois pas oublier que, si ma bibliothèque personnelle se résume à une carte d’abonné, il existe encore des gens qui se rendent dans les librairies, et qui, devant un livre de François Blais, se disent : « J’ai envie de posséder cela. » L’amour des objets n’est pas toujours une mauvaise chose.