Ceux d’entre vous qui peuvent réciter leur décalogue de mémoire se souviendront que «Tu ne voleras point» arrive en huitième position, derrière des injonctions de deuxième ordre, telles «Honore ton père et ta mère» et «Observe le sabbat». On peut en déduire que Yahvé n’attache pas une trop grande importance à cette histoire de vol. Je suis assez d’accord avec le Tout-Puissant sur cette question: l’honnêteté est une bonne chose, à condition de ne pas en abuser.
Au début de la vingtaine, alors que j’étais très pauvre, je pratiquais le vol à l’étalage sur une base quotidienne. Je chipais de menus articles dans les commerces de la ville: une cannette de bière, un disque, une revue, etc. Je volais les livres au programme à la coop de l’université.
Une de mes combines préférées consistait à chaparder quelque babiole électronique au RadioShack et à la revendre au pawn shop tout près. À ceux qui me faisaient la morale, je servais cette logique imparable: «Les commerçants gonflent leurs prix pour compenser les pertes dues au vol à l’étalage. Les gens comme moi sont prévus dans le système. Si tous les voleurs à l’étalage cessaient de voler du jour au lendemain, gageons que les prix resteraient gonflés tout de même, et ce sont alors les consommateurs qui se feraient voler.» (Bon, d’accord, ma définition de « logique imparable » est un peu généreuse.)
Bien que j’aie depuis longtemps cessé de pratiquer le vol à l’étalage, je ne suis pas devenu pour autant un modèle de droiture. Comme pour toutes les questions d’ordre moral, je préfère la bonne vieille méthode du cas par cas aux principes immuables.
Jamais je ne prendrais un objet laissé sans surveillance par son propriétaire dans un lieu public. J’ai cependant piraté sans état d’âme la dernière saison du Trône de fer (Game of Thrones), ce qui constitue un vol au sens de la loi. La différence est que je considère que HBO, contrairement au type qui a oublié de barrer son vélo, a amplement les moyens de se faire voler.
Les livres
Un autre exemple: en tant qu’auteur, je me trouve à être un acteur – mineur, mais quand même – de l’industrie du livre. Qu’est-ce que je dirais si les gens volaient mes livres au lieu de les acheter? Rien du tout. Il faut savoir, tout d’abord, que les librairies s’approvisionnent selon un système d’office. C’est-à-dire qu’elles disposent d’une période de six mois pendant laquelle elles peuvent retourner aux éditeurs les livres invendus contre remboursement.
Si vous volez un livre chez un libraire, celui-ci ne peut évidemment pas le retourner, et le bouquin est donc considéré comme vendu. (Enfin, il s’agit d’une perte sèche pour le commerçant, mais l’auteur reçoit tout de même ses redevances.) De mon point de vue, donc, cela revient au même que vous achetiez mes livres ou que vous les voliez.
Cela dit, n’allez pas croire que je vous encourage à chiper tous les livres qui vous font envie. Il est important de les acheter dans les librairies indépendantes, dont la marge de profit est mince; des établissements qui sont essentiels à la diversité de l’offre.
Est-ce à dire que je vous conseille de voler des bouquins dans les grandes chaînes (vous savez, ces endroits qui se donnent du «librairie», mais qui vendent surtout des cartes de vœux, des jeux de société et des ensembles à fondue)? Pas du tout. Enfin, peut-être que je vous le conseillerais en tête-à-tête, après quelques bières. Mais pas ici. Une publication sérieuse comme Protégez-Vous ne saurait inciter ses lecteurs au crime, fût-ce par la plume d’un simple chroniqueur.