Ce n’est pas pour me vanter, mais j’étais écolo longtemps avant que ça ne soit à la mode. Dans ma vingtaine, j’étais la vertu incarnée. Je n’avais pas de mérite : je vivais aux crochets de l’État, et il est difficile de polluer beaucoup avec 550 $ par mois. Je ne possédais pas de voiture (je n’avais d’ailleurs nulle part où aller), je ne prenais jamais l’avion, je mangeais rarement de la viande, et je n’avais pas les moyens de me payer des gadgets électroniques. Mon empreinte carbone était à peu près nulle, et je pense que Greta Thunberg m’aurait beaucoup aimé si elle avait été là à l'époque.
Elle me trouverait moins fin si elle me rencontrait aujourd’hui, par contre. Pour la simple raison que j’ai fait ce que toutes les grandes personnes que j’ai croisées dans ma vie m’ont encouragé à faire, par la parole ou par l’exemple : j’ai « amélioré mon sort ». Par là, il faut entendre que j’ai fait en sorte d’augmenter ma capacité à consommer des produits et des services.
Comme ma maison est située dans un village isolé, je dois rouler 70 km par jour pour me rendre au travail et en revenir. Le supermarché le plus proche est à 25 km de chez moi. Je parcours la moitié de la circonférence de la terre en voiture chaque année.
Selon Greenpeace, la pollution générée par l’industrie du Net et son impact sur le climat sont équivalents à ceux du secteur de l’aviation. Ainsi, chaque fois que je regarde une série sur Netflix ou que je dégaine mon cellulaire pour connaître les résultats des matchs de la veille, j’augmente mon empreinte carbone.
Je ne prends pas davantage l’avion et je ne mange pas plus de viande que dans le temps où j’étais un assisté social , mais je suis conscient que c’est très mince comme éléments à décharge, et j’aurais beaucoup de mal à regarder Greta dans les yeux si elle me tassait dans un coin pour me dire mes quatre vérités.
En gros, ce que la jeune fille dit, c’est que nous sommes en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis, et que la seule manière d’arrêter cela est d’en finir avec « ce conte de fées de la croissance économique éternelle ». Soit, mais la croissance économique se définissant par « la variation positive de la production de biens et de services dans une économie sur une période donnée », elle est forcément tributaire de la capacité des gens à consommer ces biens et ces services, donc de cette tendance que nous avons à vouloir « améliorer notre sort ».
Pour que l’humanité ait une chance de survie, il faudrait que je cesse de vouloir améliorer mon sort. Pire : il me faudrait accepter une relative « détérioration » de mes conditions de vie. Par exemple, vendre ma maison et déménager dans un appartement près du centre commercial où je travaille. (Ouache!) Il est infiniment plus facile pour moi de me braquer et de mettre Greta face à ses contradictions. Lui rappeler que, chacun de ses tweets étant relayé des millions de fois, dès qu’elle touche à un clavier c’est exactement comme si elle faisait 100 km en Hummer pour aller manger des T-bones. Il m’est également beaucoup plus facile de me dire « à quoi bon? » en songeant à ce 1,4 milliard de Chinois et à ce 1,3 milliard d’Indiens qui, eux, continuent de travailler fort pour améliorer leur sort et ne veulent rien savoir de la décroissance.
Bref, je scie en toute connaissance de cause la branche sur laquelle l’humanité est assise, en me disant bêtement : « J’arrêterai de scier le jour où le voisin arrêtera aussi. » Si tout le monde était comme moi, nous serions dans un beau pétrin. Mais je suis un cas isolé, hein?