Mon centre d’achat
François Blais | 17 septembre 2020, 12h00
Les temps sont durs pour ce haut lieu du commerce et de la socialisation.
Je n’ai jamais aimé les centres commerciaux. Déjà, dans les premières années du secondaire, j’avais du mal à comprendre l’engouement de mes camarades pour l’activité consistant à « aller niaiser à la Plaza » les vendredis soir. D’autant plus que la Plaza était située dans la ville voisine, à l’autre bout de l’interminable boulevard des Hêtres, ce qui occasionnait des problèmes logistiques quasi insolubles pour des gens de 12 ou 13 ans. Quelques années plus tard, vers la fin du secondaire, le boulevard des Hêtres avait mystérieusement rétréci, et Shawinigan avait cessé d’être un lieu inatteignable. Il m’arrivait alors d’aller à la Plaza à vélo pour acheter des « livres dont vous êtes le héros », mais l’idée de m’y rendre dans l’unique but de « niaiser » ne me serait pas venue à l’idée.
Il ne me serait non plus jamais venu à l’idée, au cours de ma vie d’adulte, de m’adonner à ce loisir populaire consistant à « magasiner », c’est-à-dire se rendre dans un centre commercial (ou un centre-ville) sans idée préconçue – sinon le vague projet de « renouveler sa garde-robe » – et y acquérir des objets sous l’impulsion du moment. Ce que les Anglo-Saxons appellent « retail therapy » (et les Français, « shopping therapy ») est sans effet sur moi, malgré les études qui démontrent que cela fonctionne et qu’il est bel et bien possible d’atténuer l’horreur d’exister en achetant un chandail ou un étui de cellulaire.
Je n’ai jamais aimé les centres commerciaux. Je ne les déteste pas autant que les centres sportifs, mais c’est serré. Assez ironiquement, j’ai commencé ma carrière d’employé d’entretien en faisant le ménage dans un centre sportif, et j’occupe aujourd’hui la prestigieuse position de « gars de nuit » dans un centre commercial. Étant donné que j’y passe 36 heures par semaine – j’ai failli écrire : « j’y travaille 36 heures par semaine », mais cela aurait été malhonnête –, j’ai fini, peu à peu, par me prendre d’affection pour « mon » centre d’achat et m’intéresser à sa dynamique ainsi qu’à son histoire. J’ai découvert avec fascination les tactiques sophistiquées élaborées par les gens du marketing afin d’inciter le client à se délester de ses dollars. (Par exemple, celle qui consiste à disposer les deux boutiques les plus populaires aux extrémités du centre, de manière à ce que le client ait à passer devant tous les autres magasins pour aller de l’une à l’autre.) J’ai appris que, bien que les galeries marchandes existent depuis l’Antiquité, le modèle du centre commercial moderne a été mis au point en 1956, lors de l’inauguration du Southdale Center, à Edina, au Minnesota. Il s’agissait de procurer une « expérience urbaine » aux gens vivant hors des grands centres, de leur donner l’illusion qu’ils se trouvaient dans un centre-ville animé.
On compte aujourd’hui environ 120 000 centres commerciaux en Amérique du Nord, tous plus ou moins semblables au Southdale Center. Toutefois, ce nombre est appelé à baisser dramatiquement. On dénombre de plus en plus de « centres fantômes » partout dans le monde, et un rapport de Crédit Suisse paru en 2017 prédit qu’entre 20 et 25 % des centres commerciaux fermeront leurs portes d’ici 2022. Les grandes galeries marchandes sont devenues virtuelles et les centres commerciaux régionaux sont en train de perdre la partie. À bien y penser, ça explique sans doute pourquoi je me suis attaché à mon centre d’achat. J’ai toujours eu de l’affection pour les perdants.