La valeur des choses

François Blais | 06 janvier 2020, 10h11

Combien ça vaut, une bouteille de vin que personne ne boira jamais? Un peu trop cher, dit notre chroniqueur.

Il faut éviter d’accorder trop d’importance aux objets. Il peut arriver, à l’occasion, qu’on leur attribue une valeur sentimentale mais, en général, leur importance devrait être fonction de leur utilité objective. En littérature, il va généralement de soi que l’objet qui sert de support à l’œuvre n’a qu’un rapport anecdotique avec celle-ci. Si je dis: «J’ai lu Anna Karénine», tout le monde comprend que j’ai lu un exemplaire du livre, personne ne va s’imaginer que j’ai le manuscrit chez moi.  

Par contre, on n’admettra pas que j’aie vu Les Demoiselles d’Avignon si je ne me suis pas trouvé en présence de l’œuvre originale. Dans le domaine des arts visuels, l’objet a une importance capitale, et cela peut parfois mener à des situations fâcheuses. Le prince Badr bin Abdullah l’a appris à ses dépens, en 2017, lorsqu’il fit l’acquisition du Salvator Mundi de Léonard de Vinci, pour 450,3 millions de dollars.

Son Éminence venait à peine d’accrocher la toile au mur de son chalet quand des rabat-joie bardés de diplômes ont déclaré que l’attribution de ce Salvator Mundi était problématique, que l’œuvre avait plus vraisemblablement été peinte par un certain Bernardino Luini, bien connu de ses voisins. 

Le rabat-joie en chef, l’allemand Frank Zöllner, affirme dans la préface de son livre Léonard de Vinci: tout l’œuvre peint et graphique que le tableau vaudrait «seulement» 1,5 million de dollars. Personnellement, je me considérerais comme très chanceux si j’avais les moyens de me faire avoir d’un demi-milliard, mais gageons que le prince ne voit pas les choses du même œil. 

Pour quitter le domaine des arts (mais demeurer dans celui des types qui ont les moyens de se faire avoir), le milliardaire américain Bill Koch possédait jadis une cave à vin contenant plus de 15 000 bouteilles des meilleurs crus, incluant quatre bouteilles de Lafitte 1787 ayant prétendument appartenu à Thomas Jefferson.

J’écris «prétendument», car il s’est avéré (encore une fois après que des rabat-joie eurent émis des doutes) que ces bouteilles n’avaient jamais appartenu au père fondateur. D’ailleurs, une analyse a démontré que le vin qu’elles contenaient se rapprochait davantage d’un Wallaroo Trail 2018 que d’un Lafitte 1787. On pourrait arguer que ce détail n’a pas d’importance puisque, de son propre aveu, Koch n’a jamais eu l’intention de boire le contenu de ces bouteilles. Il semble pourtant qu’il ait très mal pris la chose.  

La déconvenue du milliardaire américain a eu des conséquences plus dramatiques que celle du prince saoudien. Devant l’affront, il a dégainé son chéquier et dépensé 35 millions de dollars (!) en détectives privés afin de remonter la piste des bouteilles contrefaites. L’enquête a mené à un filou du nom de Rudy Kurniawan, dont le domicile avait été transformé en un laboratoire de production de millésimes rares à base de mélange de vins bon marché. (Je schématise, mais toute l’histoire est racontée dans l’excellent documentaire de 2016 Sour Grapes, disponible sur Netflix.) 

Quelle a été la sanction de Rudy pour avoir vendu de la piquette à des vieux messieurs désœuvrés? Un avertissement? Une amende? Non, dix ans de pénitencier. Comme cela a été souligné à maintes reprises dans la foulée du mouvement #MeToo, la plupart des cas d’agression sexuelle se règlent avec des sentences beaucoup plus légères que ça. Cela prouve, si besoin est, que nous vivons dans un monde où on ne badine pas avec les crimes contre la propriété, et où il est moins risqué de s’en prendre aux personnes qu’aux objets.