L’économie bouddhiste
François Blais | 07 mai 2019, 12h56
Notre chroniqueur se demande ce qui peut pousser les humains à en vouloir toujours plus.
La religion et les belles valeurs peuvent-elles vraiment empêcher un peuple de sombrer dans les affres de l’avidité? Pas sûr.
Au début du XXe siècle, alors que le Cambodge fait partie de l’Indochine française, les administrateurs coloniaux se désolent du faible rendement de l’agriculture locale. Ils dépêchent alors des agronomes dans les villages du pays afin de faire doubler le rendement annuel des rizières.
Quand, l’année suivante, les agronomes retournent dans les villages pour observer les résultats, ils constatent que les paysans n’ont cultivé que la moitié de leur terre. «Merci, Messieurs les Français; grâce à vos judicieux conseils, nous pouvons désormais obtenir le même rendement en travaillant deux fois moins.»
Question de philosophie
Du point de vue des administrateurs, cette attitude prouvait hors de tout doute que les Cambodgiens étaient un peuple paresseux. Pour l’historien qui rapporte cette anecdote (Philip Short, dans Pol Pot: anatomie d’un cauchemar, paru en 2004), ce concept est évidemment risible. Il explique plutôt cette indolence par le fait que plus de 95 % des Cambodgiens sont bouddhistes.
Selon lui, un peuple adepte d’une philosophie prônant la contemplation et le renoncement aux biens de ce monde ne peut pas concevoir pourquoi l’on voudrait produire deux tonnes de riz, alors qu’une tonne suffit à nos besoins. L’ambition et l’avidité sont des notions étrangères au bouddhisme.
L’explication, bien qu’intéressante, me laisse perplexe. Certes, il existe bel et bien une chose appelée «économie bouddhiste», dont le but consiste, si l’on en croit Wikipédia, à «expliquer les activités économiques avec le but, pour les individus et la société, d’obtenir paix et tranquillité sous une contrainte de rareté des ressources». Selon cette doctrine, il y aurait une consommation positive et une consommation négative.
«L’économie bouddhiste distingue entre la valeur artificielle, qui est liée aux envies stimulées, voire créées, par la publicité, et la valeur réelle déterminée par la capacité à satisfaire le besoin de bien-être», explique l’encyclopédie libre. De plus, «la vision holistique du bouddhisme lui fait prendre en compte l’ensemble des conséquences, positives ou négatives, qu’elles soient matérielles ou spirituelles».
C’est beau, mais ça ne veut pas dire grand-chose. Personne n’est contre la vertu, et beaucoup de grands capitalistes occidentaux (je pense notamment à Mark Zuckerberg et à feu Steve Jobs) semblent persuadés que leur camelote possède une valeur réelle et qu’ils nous la refilent avec le but, pour les individus et la société, d’obtenir paix et tranquillité.
En vouloir toujours plus
Par ailleurs, si les bouddhistes étaient réellement réfractaires au consumérisme, le Cambodge ne compterait ni agences de publicité, ni boutiques de luxe, ni centres commerciaux. Pourtant, une simple recherche dans Google révèle qu’il est possible de trinquer au Petrus à Phnom Penh.
Qu’est-ce qui explique alors l’attitude des fermiers dont je parlais plus haut? Mon hypothèse est qu’ils étaient simplement assez futés pour deviner qu’ils se feraient tondre par leurs «protecteurs» français s’ils récoltaient un seul grain de riz au-delà de la quantité nécessaire à leurs besoins.
Soyons honnêtes : aucune religion ne peut empêcher les humains d’en vouloir toujours plus. Après tout, cela fait 2000 ans qu’on nous répète qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. Si le message passait, ça se saurait.