L’honneur

François Blais | 24 octobre 2018, 11h01

Vous comportez-vous en citoyen honnête dans la vraie vie, mais en sociopathe quand vous êtes derrière vos écrans?

Si c’est le cas, vous faites comme la moyenne des ours.

Au tournant du siècle, Stephen King tente une expérience : il décide d’éliminer les intermédiaires entre lui et le lecteur en offrant son roman The Plant sous forme de feuilleton, à raison d’un chapitre par mois, téléchargeable sur son site web.

Le fait de supprimer de l’équation ces parasites que sont les éditeurs, les distributeurs et les libraires lui permet de fixer le prix de chaque livraison à un dollar. Treize chapitres sont prévus, ce qui fait qu’au bout du compte l’œuvre aura coûté au lecteur 13 $ (environ le tiers du prix d’un pavé de Stephen King acheté en librairie). Afin de simplifier les modalités au maximum, l’auteur décide d’instaurer une méthode de paiement basée sur l’honneur. La règle est simple : il continuera la publication du roman aussi longtemps qu’au moins 75 % des lecteurs débourseront leur dollar chaque mois.

Bien sûr, on n’a jamais su comment finissait The Plant.

Embarrassante naïveté

La légende veut que les écrivains connaissent comme le fond de leur poche les méandres de l’esprit humain, or il me semble que le roi de l’horreur a fait preuve d’une embarrassante naïveté en s’en remettant ainsi à l’honneur de ses congénères. L’honneur est certes une chose qui existe, en théorie et parfois même dans la réalité. Mais pas sur Internet, et surtout pas à 75 %.

À sa défense, il faut dire qu’en 2000 l’Internet était un phénomène relativement récent et que les gens plus âgés, comme monsieur King, pouvaient encore ignorer que la norme était de s’y comporter en sociopathe. Car, enfin, ce fameux système de paiement basé sur l’honneur existe depuis longtemps dans la « vraie vie », et fonctionne assez bien.

Dans certaines contrées, les stations de métro et les gares sont dépourvues de guichetiers et de tourniquets. On tient pour acquis que vous avez défrayé votre passage. (Mes sœurs Marie et Geneviève, des personnes sans honneur, ont ainsi pu faire le tour de l’Europe sans débourser un sou.) Il y a quelquefois des inspections surprises, mais les employés chargés de ces inspections affirment qu’il est très rare de tomber sur un passager ne possédant pas son titre de transport. Les pertes dues aux fraudeurs sont inférieures à ce que cela coûterait d’embaucher un guichetier.

Scannez-le vous-même

Il en va de même dans certains magasins à grande surface, où des caisses libre-service permettent aux consommateurs de scanner eux-mêmes leurs achats. Rien, sinon leur conscience, ne les empêche de glisser quelques articles dans leur sac en « oubliant » de les scanner. Mais, encore une fois, les détaillants assurent que l’instauration de ce service n’a pas fait augmenter les pertes dues au vol à l’étalage.

Ces gens qui achètent leurs billets de train, qui scannent tous leurs articles aux caisses libre-service et qui déposent consciencieusement leur dollar dans la petite boîte lorsqu’ils prennent un café au travail, sont souvent les mêmes qui n’ont aucun scrupule à télécharger des films ou de la musique illégalement. Pourquoi l’honneur et la probité s’arrêtent-ils au seuil du monde numérique ? Peut-être parce que l’honneur n’a rien à y voir. La bonne vieille peur de se faire prendre est tout simplement moins grande dans le confort de notre foyer. On se sent davantage surveillé au dépanneur du coin que sur Pirate Bay.

C’est pourquoi je crois que Richard Desjardins a lui aussi fait preuve d’une choquante naïveté (mais les poètes sont naïfs, c’est connu) s’il espérait réellement nous faire sentir coupable en inscrivant cette notice dans le livret de son album Kanasuta : « Vous pourrez copier cet enregistrement quand je pourrai cloner ma bière. » Que répondre à ça, sinon qu’il n’avait qu’à faire comme son collègue Charlebois : vendre des chansons et de la bière ?