Bezos contre Walton

François Blais | 25 mai 2018, 12h00

Notre chroniqueur constate que même si les centres commerciaux sont pleins, peu de gens achètent ce qu'on y vend.

Année après année, le commerce en ligne poursuit sa progression irrésistible. Cela se voit à plusieurs indices, dont un particulièrement révélateur…

Lequel ? Selon le dernier classement des fortunes du magazine Forbes, Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et tsar du commerce en ligne, vient de dépouiller Bill Gates du titre d’homme le plus riche de la planète, grâce à un patrimoine évalué à 112 milliards de dollars.

De là à dire que le commerce traditionnel est moribond, il y a un pas qu’il serait audacieux de franchir. Les gens se déplacent encore en grand nombre pour faire leurs emplettes : près de 90 % des achats dans le monde se font « en vrai » et, toujours selon Forbes, les membres de la famille Walton, actionnaires majoritaires de Walmart, se partagent une fortune collective de plus ou moins 130 milliards de dollars, ce qui leur permet de voir venir les fins de mois avec une belle sérénité.

Les signes du déclin sont toutefois inéluctables. Je travaille quarante heures par semaine dans un centre commercial, ce qui fait de moi un observateur privilégié du travail de sape opéré par monsieur Bezos et ses semblables. Pour commencer, les grandes orgies de consommation que sont le Black Friday et le Boxing Day ne sont plus ce qu’elles étaient.

Ces jours-là, le centre est plus achalandé qu’à l’habitude, certes, mais la frénésie d’antan n’y est plus, et il est rare d’assister à l’une de ces scènes tragiques où l’on en venait aux coups pour le dernier extracteur à jus à 80 % de rabais chez Stokes.

Autre indice qui ne trompe pas : le conglomérat possédant « mon » centre commercial a récemment procédé à une « restructuration au niveau des cadres » (un euphémisme pour dire que la réceptionniste, le comptable à temps plein et la gérante à l’exploitation ont été virés comme des malpropres). On menace également de remplacer la moitié des agents de sécurité par des caméras.

Pendant ce temps-là, les gens du marketing s’ingénient à trouver des façons d’augmenter l’achalandage : vente trottoir, salon du plein air, pause littéraire, ferme de Pâques, royaume du père Noël, etc. Est-ce que cela fonctionne ? Oui, jusqu’à un certain point.

Le centre commercial est souvent plein. Le problème est qu’on y rencontre à peu près dix badauds pour un client. Il arrive que les mails soient noirs de monde, mais que les boutiques soient vides. Et comme le loyer des boutiques est fixé en fonction de l’achalandage du centre (des compteurs installés aux six entrées enregistrent chaque quidam qui pénètre dans la bâtisse), de nombreux commerçants peinent à joindre les deux bouts. Certains vivotent tant bien que mal, d’autres mettent la clé sous la porte.

Ces locaux vides font des trous dans le budget du centre commercial, ce qui pousse ses dirigeants à réclamer des baisses de taxes et, au bout du compte, cela finit par faire des trous dans le budget des municipalités.

Je dois avouer que j’ai moi-même contribué, au cours des dernières années, à l’enrichissement de monsieur Bezos. Cela ne revient-il pas à scier la branche sur laquelle je suis assis ? Non : les badauds étant aussi salissants que les clients payants, les employés d’entretien ne manqueront jamais de travail. Enfin, tant que le centre commercial sera là.