La pratique est devenue anodine. Les caissiers les moins intrusifs diront «Ça fait 15,25 $, puis-je vous demander votre adresse courriel s’il vous plaît?», mais bien souvent on vous demandera le plus naturellement du monde «Ça fait 15,25 $, quelle est votre adresse courrieeeel?». Comme si ça allait de soi! J’achète des lunettes soleil made in China, donc logiquement je devrais donner mon adresse courriel.
Quand on s’attarde à la chose, on constate que nous sommes passés d’un simple «Voulez-vous nous donner votre code postal?» il y a plusieurs années, pour ensuite aller vers «Quel est votre code postal?» et finir aujourd’hui avec «Votre adresse courriel, Madame?». Et on ne parle pas des gros achats pour lesquels il est utile de garder une trace de la transaction, par exemple un matelas ou un ordinateur. On parle de petits achats sans importance, comme des boucles d’oreilles ou des pantalons.
Pour ma part, j’ai décidé de résister à ces demandes agaçantes. Bien sûr, je pourrais simplement esquiver la question — et éviter un malaise — en donnant une adresse courriel bidon, mais je n’ai pas envie de le faire, car ces mini-intrusions m’irritent, et j’ai envie que les entreprises le sachent.
Et donc, à chaque fois que je mentionne que je ne veux pas donner mon courriel ou mon code postal, j’accepte de faire face à une situation inconfortable pendant quelques secondes. Parfois, il s’agit d’un court malaise, alors que d’autres fois je dois subir le regard incrédule du caissier à qui on a tenté de faire croire que la parabole «demandez et vous obtiendrez» s’applique à toutes les sphères de la vie.
Parenthèse ici: évidemment, aucune compagnie ne peut me retracer grâce à mon code postal puisque chacun d’entre eux est attribué en moyenne à 19 ménages. Les entreprises ne peuvent connaître mon âge, mon revenu annuel ou mon profil de consommatrice, mais en combinant mon code postal avec diverses bases de données (listes de publipostages, entreprises avec qui je fais affaire, etc.), elles en ont une bonne idée.
Et sans me connaître personnellement, elles se rapprochent doucement de moi et de mes habitudes d’achat. Et vous savez quoi? Je n’en ai pas envie.
Ça fait 45,12 $, quel est votre numéro?
Dans certains commerces, le fait de demander les coordonnées est si ancré dans les pratiques que le système informatique ne permet pas de procéder à une transaction sans les coordonnées de l’acheteur. Récemment, je suis allé dans une clinique vétérinaire pour acheter de la nourriture pour mon chat:
- Ça fait un total de 45,12 $, quel est votre numéro de téléphone?
- Je désire seulement payer ce sac de nourriture, pourquoi voulez-vous mon numéro?
- C’est obligatoire, car les transactions doivent être inscrites dans le dossier des clients.
- Je n’ai pas de dossier dans votre clinique.
- D’accord, mais j’ai quand même besoin de votre numéro sinon l’ordinateur ne permet pas de procéder à la transaction.
- Je n’ai pas de dossier chez vous, donc je n’ai pas envie de vous donner mon numéro. Je désire seulement acheter ce sac.
- C’est impossible madame.
- Mettez n’importe quel numéro!
- Non, ce n’est pas possible.
Bien sûr, il aurait été facile d’inventer un numéro sur-le-champ, mais l’envie d’acheter incognito un sac de bouffe à chat — et surtout, l’envie de ne pas baisser les bras devant une telle situation — l’a emporté sur mon désir de procéder à la transaction le plus rapidement possible. Finalement, il a fallu qu’une deuxième employée vienne faire une entourloupette dans l’ordinateur pour que la dame puisse procéder à la transaction sans que mon identité ne soit enregistrée.
Puisque je passe devant ce commerce tous les jours, j'y suis retournée quelques mois plus tard. Sachant qu’une acrobatie informatique permettait de déjouer le système, j’étais confiante de pouvoir acheter le sac de nourriture dans l’anonymat le plus total. Mais cette fois-ci, j’ai fait face à une autre caissière qui n’a pas voulu/pu/essayé d’utiliser un quelconque stratagème pour me vendre le satané sac. Plutôt que de flancher, je lui ai souhaité une bonne journée et j’ai quitté les lieux sans acheter.
Je ne crois pas que la clinique est de mauvaise foi, et je n’ai pas l’impression qu’elle récolte les numéros pour les vendre à une firme de sondages qui enquête sur les habitudes de consommation des propriétaires d’animaux de compagnie. (Quoique). Or, ce genre de pratique contribue à banaliser les petites intrusions dans la vie privée des consommateurs comme vous et moi (à cet égard, je vous suggère de lire l’excellent livre «On veut votre bien et on l’aura» de Jacques Nantel et Ariane Krol).
Mais qui prend le temps de résister à ces petites demandes intrusives? Qui est prêt à vivre un moment de malaise avec un caissier, simplement par conviction? Parce que pour le consommateur, donner une information bidon est beaucoup plus rapide — et moins embarrassant — que de répondre qu’il ne veut pas donner ses coordonnées, même s’il s’agit d’un simple code postal.
Petit clin d’œil en terminant: cette illustration publiée sur le site du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada illustre à merveille ces petites intrusions dans notre vie privée, ne trouvez-vous pas?