Dans ce livre, deux coquins se faisant passer pour des maîtres tisserands proposent à l’empereur de lui confectionner une toge magique : elle est invisible aux yeux des sots; seuls les sages peuvent la voir. De plus, elle est faite d’une étoffe tellement légère que celui qui la porte a l’impression de ne rien porter. Bien sûr, cette toge n’existe pas, mais tout le monde à la cour – y compris l’empereur – fait semblant de la voir, de peur de passer pour sot. Le jour où le monarque décide de paraître devant son peuple vêtu de sa nouvelle toge, un petit garçon dans la foule s’écrie : « L’empereur est nu! » La supercherie est alors éventée, mais les deux coquins sont déjà loin avec les sacs remplis d’or qu’ils ont reçu en paiement.
Bref, mes premiers héros littéraires étaient des fraudeurs, et je dois admettre qu’il m’en est resté quelque chose. Aujourd’hui encore, je ne peux m’empêcher d’admirer ceux qui échafaudent de belles escroqueries. Je ne parle pas, évidemment, de ces financiers sans scrupules qui dépouillent les petits épargnants de leurs économies. Ceux-là sont des simples parasites. Je parle plutôt de ces aimables filous qui, à l’instar des faux tisserands de l’histoire, sont assez inventifs pour vendre aux riches des choses qui n’existent pas, ou qui ne sont tout simplement pas à vendre.
Un de mes escrocs favoris est Victor Lustig. Ce qu’il a fait? Il a vendu la tour Eiffel. Érigée à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, la célèbre tour devait à l’origine être une structure temporaire et, au début du XXe siècle, on parlait de la démonter. Lustig, flairant la bonne affaire, se fit passer pour un fonctionnaire municipal et vendit la tour à une entreprise de récupération de ferraille pour la somme de 70 000 francs, ce qui équivaut à plus d’un million de dollars de nos jours. Détail trop beau pour être vrai : le ferrailleur qui s’est fait duper se nommait André Poisson. Le brave Poisson, honteux d’être tombé dans le panneau, n’a pas porté plainte à la police. Lustig, qui s’était réfugié à Vienne, a donc pu revenir à Paris sans être inquiété, et il en a profité pour vendre la tour Eiffel une seconde fois.
J’aime bien aussi Gregor MacGregor, un noble écossais qui fut un temps général dans l’armée britannique. En 1821, au retour d’un long périple en Amérique du Sud, MacGregor annonce qu’il a pris possession, au nom de la Couronne, du Poyaïs, un territoire bordant le golfe du Honduras. Le pays regorge de ressources naturelles; le climat y est idyllique; la population, industrieuse. Les banquiers londoniens se bousculent pour acheter des terres au Poyaïs. L’Écossais encaisse leurs chèques et leur garantit un retour juteux sur leur investissement. Le problème est que le Poyaïs n’existait que dans l’imagination de MacGregor.
Je pourrais aussi citer Frank Abagnale fils, qui a mené la belle vie pendant les années 1960 en se faisant passer tour à tour pour un pilote de ligne, un médecin et un avocat, tout cela grâce à des diplômes falsifiés. Ou encore Rudy Kurniawan, qui, au début 2000, vendait aux enchères de la piquette à de riches « experts » en contrefaisant des bouteilles de grands crus.
À vrai dire, ce que j’admire chez ces fraudeurs n’est pas tant leur inventivité que leur inébranlable aplomb. C’est connu : on admire chez autrui ce qui nous fait défaut. Je serais parfaitement capable, mettons, de mettre le rocher Percé en vente sur Marketplace. Mais si un poisson se manifestait, j’aurais beaucoup de mal à le regarder dans les yeux.