J’ai un peu honte de l’admettre, mais je me laisse généralement berner par les astuces de manipulation mentale mises en œuvre par les marchands. Il suffit qu’on m’affirme que ce melon d’eau vendu à 7,99 $ est le « spécial de la semaine » pour que j’aie l’impression de faire une bonne affaire. Et je suis convaincu qu’un appareil qu’on me vend 999,95 $ me coûte moins que 1 000 dollars. Ces ruses ont beau être éculées, je me laisse prendre quand même. Or, de toutes ces menues tromperies, les plus efficaces sont assurément celles qui misent sut l’effet Barnum.
En 1948, un psychologue du nom de Bertram R. Forer a fait passer un « test de personnalité » à une quarantaine de ses étudiants. Après analyse des résultats, Forer a remis à chacun un portrait psychologique personnalisé. Les sujets devaient ensuite évaluer l’exactitude de ce portrait sur une échelle de 1 à 5. La note moyenne a été de 4,30 sur 5, et le commentaire moyen ressemblait à : « C’est incroyable ! Comment le docteur Forer en est-il arrivé à une connaissance si juste des plus infimes replis de ma psyché ? C’est forcément de la sorcellerie ! »
En fait, chacun des étudiants avait reçu le même texte. S’appuyant sur la technique éprouvée des diseuses de bonne aventure, le texte en question énumérait des « traits de personnalité » s’appliquant à l’ensemble de la population mondiale, mais que tout le monde est persuadé de posséder en propre. Vous êtes disposé à l’introspection et avez tendance à être très critique envers vous-même. Vous jouez souvent un rôle en société. Vous êtes une personne créative. Vous avez l’impression que certains de vos talents ne sont pas exploités à leur plein potentiel. Vous avez une vie intérieure très riche. Etc.
Cette tendance que nous avons tous de nous croire plus spéciaux que nous le sommes, et de nous attribuer personnellement des « traits de personnalité » universels, a d’abord été appelée « l’effet Forer », puis « l’effet Barnum », en l’honneur de P. T. Barnum, le célèbre magnat du divertissement à qui est attribué l’adage suivant : There's a sucker born every minute (chaque minute naît une personne naïve). L’effet Barnum a longtemps été le pain et le beurre des magiciens de cirque et des mentalistes. Depuis quelques décennies, il est largement mis à profit par les experts en marketing sous la forme de ce qui porte le nom de « publicité ciblée ».
Cette tactique est particulièrement efficace auprès de ma génération, qui a grandi en regardant Passe-Partout. Alors que Bobino, l’idole des jeunes baby-boomers, s’adressait aux « tout-petits » en général, les personnages de Passe-Partout tutoyaient la caméra et arrivaient à créer un sentiment d’intimité avec chacun des membres de leur auditoire. Les gens de mon âge ont tous cru, à un moment ou à un autre de leur enfance, que Passe-Partout s’adressait à eux personnellement. (Ce qui est absurde avec le recul, puisqu’il est maintenant établi que c’est à moi seul qu’elle parlait.)
Grâce à la géolocalisation et à la libre circulation des données personnelles, les entreprises peuvent désormais inclure mon nom et celui de la municipalité où j’habite dans les publicités qui me sont destinées. Il leur suffit ensuite de jouer sur l’effet Barnum (vous voulez le meilleur pour vos proches ; vous méritez ce qu’il y a de mieux ; votre temps est précieux…) pour achever de me convaincre que je suis connu dans tous les sièges sociaux, et que Bill Gates et Jeff Bezos gardent une photo de moi dans leur portefeuille.