Ces jours-ci, ma collègue Alexandra et les gens du laboratoire testent de nouvelles tondeuses que nous ajouterons à notre évaluation en mai prochain. Mai 2022, ça peut sembler loin, mais, pour tester des tondeuses, ça prend beaucoup de gazon. Pour pouvoir mettre cet article en ligne dès que le beau temps se pointe le bout du nez, nous n’avons pas le choix de nous y prendre un peu d’avance. J’ai bien proposé de faire ça en Floride au mois de février, mais il semblerait que cela dépasse nos budgets…
Donc, pendant que je prenais des nouvelles des gens du labo qui suent leur vie sous le soleil en coupant du gazon comme s’il n’y avait plus de lendemain, je me questionnais sur notre rapport collectif à la pelouse. Personnellement, j’adore le jardinage. J’aime planter de nouvelles fleurs au printemps, désherber et entretenir mes plates-bandes l’été, planter des bulbes à l’automne, et même lire des catalogues de semences durant l’hiver. Mais m’occuper de mon gazon ? L’arroser, l’engraisser, l’ensemencer ? Bof. Passer la tondeuse ? Re-bof. Et traiter mon gazon avec des pesticides, ce n’est vraiment pas dans mes plans. J’accepte très bien que ma pelouse soit en fait composée d’une multitude de plantes qui se côtoient presque en harmonie. Il faut dire que j’ai tendance à voir chaque coin de mon terrain couvert de gazon comme une future plate-bande ou un futur potager. Mais j’habite en banlieue et je sais que, pour plusieurs, cette attitude nonchalante frôle l’hérésie. Pour bon nombre de personnes, une pelouse parfaite est encore bien souvent un signe d’appartenance à une communauté, voire de réussite sociale. Mais en 2021, n’est-il pas temps de réévaluer notre vision d’un gazon parfait ?
Selon Guillaume Grégoire, agronome et professeur à l’Université Laval dont les travaux portent, entre autres choses, sur le gazon, les mentalités ont déjà commencé à changer au Québec, en particulier depuis l’adoption du Code de gestion des pesticides en 2003, qui a interdit l’utilisation de plusieurs pesticides. « Les gens sont plus tolérants envers les “mauvaises herbes” qu’avant, et les pelouses parfaites sont maintenant plutôt rares, dit-il. Le concept de pelouse durable a été développé il y a maintenant plus d’une dizaine d’années et vise davantage l’obtention d’une pelouse en santé, plus résistante aux ravageurs et aux stress, et qui joue pleinement ses rôles utilitaires et environnementaux sans nécessairement être parfaite. » Toujours selon Guillaume Grégoire, lorsqu’on parle de la place de la pelouse dans notre imaginaire collectif, le Québec se distingue des États-Unis, et dans une moindre mesure des autres provinces canadiennes, où la pelouse est encore vue comme un symbole de statut social et doit souvent être parfaite, sinon les voisins s’en plaignent. « Certains quartiers américains sont sous l’égide d’associations de propriétaires (Homeowners Associations) qui peuvent donner des amendes aux résidents dont la pelouse est trop longue ou a des mauvaises herbes. »
Symbole de richesse et de distinction sociale
Mais d’où nous vient ce désir d’une pelouse parfaite ? Selon Laurent Turcot, historien, professeur à l'Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et animateur du balado L'Histoire nous le dira, le fait d’avoir un espace gazonné est un symbole ultime de richesse et de distinction sociale depuis très longtemps. C’est une façon de dire qu’on a tellement d’argent qu’on peut se permettre d’avoir des terres qui ne sont pas utilisées pour produire de la nourriture ou d’autres denrées essentielles. Le concept va d’abord devenir populaire en Europe, particulièrement en Grande-Bretagne puisque le climat se prête bien à la culture du gazon, et va par la suite être importé en Amérique et au Québec. « C’est vraiment pendant les 30 glorieuses, de 1945 à 1975, que les pelouses vont devenir plus populaires au Québec, en même temps que la classe moyenne va avoir un plus grand accès à la propriété et va s’installer massivement en banlieue », raconte l’historien.
Ma mère a grandi à quelques coins de rue d’où je vis maintenant, dans ce qui était à l’époque une petite ville de la Rive-Sud de Montréal du nom de Montréal-Sud, qui n’avait pas encore été annexée à la grande ville de Longueuil. En regardant d’anciennes photos de famille, je remarque que le gazon se portait à cette époque long, clairsemé et mélangé à toutes sortes de végétaux, à mille lieues de l’image de green de golf qu’on associe maintenant à la banlieue. D’après mon oncle Marcel, durant les années 1950, le terrain de mes grands-parents était tondu quelques fois pendant l’été, à l’aide d’un moulin à gazon. Ce n’est que dans les années 1960 que la famille s’est équipée d’une vraie tondeuse et que le terrain a pris davantage les apparences de celui d’un bungalow de banlieue.
Selon une méta-analyse publiée par des chercheurs de l’UQTR, le fait de garder sa pelouse courte et de la tondre souvent causerait une baisse du nombre d’invertébrés, un appauvrissement de la diversité végétale et une présence accrue d’insectes et de plantes indésirables, dont celles qui causent des allergies. Un autre incitatif à se relaxer la tondeuse.
Trèfle, pissenlits, herbe aux écus…
Alors, comment fait-on pour obtenir une pelouse qui n’est pas trop moche sans passer nos fins de semaine à la bichonner, et qui est plus en accord avec nos valeurs environnementales ? Pour Larry Hodgson, auteur de nombreux ouvrages sur le jardinage et connu sous le pseudonyme du jardinier paresseux, la première chose à faire est d’incorporer du trèfle blanc. « Cet ajout permet de fournir le gazon en azote, ce qui élimine en bonne partie la nécessité de fertiliser, explique-t-il. De plus, les pelouses riches en trèfle sont plus résistantes aux insectes puisque la plupart des insectes des gazons, comme les pyrales, les vers blancs et les punaises velues, ne veulent rien savoir du trèfle. D’ailleurs, historiquement, le trèfle était très prisé dans les gazons. Ce n’est que depuis les années 1950, soit depuis l’invention d’herbicides pouvant éliminer le trèfle, que notre vision de la pelouse parfaite n’est constituée que de graminées. »
Larry Hodgson conseille également de ne pas tondre le gazon trop souvent ni trop court : « On ne devrait jamais couper le gazon à moins de 7,5 cm ». Il préconise également de laisser pousser les plantes qui s’installent naturellement, comme les pissenlits, le lierre terrestre et l’herbe aux écus, en les considérant comme des éléments acceptables, et même désirables. « Chez moi, par exemple, je tolère toute plante qui décide de pousser dans ce qui reste de la pelouse, sauf les plantes au feuillage piquant comme les chardons, car ma définition d’une pelouse est une surface verte où je peux marcher pieds nus, dit le jardinier paresseux. Ainsi, j’ai un beau mélange de plantes, ma pelouse demeure verte même en période de sécheresse et j’ai des fleurs périodiques. Je la trouve parfaitement acceptable… mais je suis conscient que certaines personnes en seront horrifiées. »
Vous l’aurez deviné, je suis loin d’être horrifiée par de tels propos. Comme beaucoup de Québécois, j’ai tenté le défi Mai sans tondeuse (No Mow May) cette année. La campagne vise à encourager les citoyens à ne pas tondre leur pelouse au mois de mai pour permettre aux abeilles et aux autres pollinisateurs de profiter des premières floraisons, dont celle des pissenlits. Mon constat, c’est que le gazon un peu long, ce n’est pas la fin du monde et que de ne pas passer la tondeuse chaque fin de semaine, ça me laisse davantage de temps pour faire des trucs plus amusants.
En terminant, Guillaume Grégoire mentionne que même si les pelouses ont souvent eu mauvaise presse dans les dernières années, elles comportent de nombreux avantages environnementaux qu’il ne faut pas négliger : « Elles sont excellentes pour prévenir l’érosion du sol et y favoriser l’infiltration de l’eau, et elles y stockent des quantités considérables de carbone ». De mon côté, je vais continuer d’apprécier ma pelouse dans toutes ses imperfections et je vais tenter de donner une petite pause à ma tondeuse plus souvent.
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